Émergence de nouveaux dj’s et musiciens, événements atypiques organisés par de jeunes assos et collectifs, soirées electro au 6PAR4, scènes dédiées dans certains festivals… Jusqu’alors souvent cloisonnées à la sphère des teufs, les musiques électroniques en Mayenne seraient-elles en train de vivre une période dorée ?

Le rituel est désormais connu. Attendu même. Dès lors qu’approche le climax de la soirée, aux abords d’1h ou 2h du matin, les portes de la Black Box s’ouvrent miraculeusement. À peine les ultimes salves électriques ont-elles rugi sur la grande scène que les premiers beats résonnent dans cette « boîte noire » où se pressent amateurs de joutes électroniques et autres curieux encore debout. Techno, minimal, acid, deep-house, dubstep, electronica : durant deux nuits, en poussant les décibels et les organismes jusqu’aux aurores, le festival Terra Incognita fait la part belle à un large spectre de musiques électroniques dans cette modeste grange réinventée en temple du clubbing.
En ce samedi soir frisquet de la fin août – ou est-ce déjà dimanche matin ? -, l’Allemande Ann Clue et la Lyonnaise Diane se succèdent brillamment aux machines et aux platines, vaisseau technoïde filant droit à travers la nuit mayennaise et bouclant cette 6e édition dans un déluge de BPM. À bord, quelque 200 festivaliers repoussent les bras de Morphée et s’abandonnent au délicieux lâcher prise que suscitent intuitivement ces montagnes russes sonores, entre breaks salvateurs et montées extatiques. « On sait qu’une partie du public ne rentre sur le site du festival que pour l’ouverture de la Black Box. C’est un fait ! », reconnaît Steven Jourdan, fondateur et programmateur de Terra Incognita.

Un vide à combler

Parent pauvre – et underground – de la scène musicale locale, tout du moins au regard de la chanson, du folk, du rock ou du metal, l’electro connaît depuis quelque temps dans nos contrées une vitalité nouvelle. Bien sûr, le territoire n’est pas complètement néophyte en la matière. Les amateurs de rave et de free-party ont d’ailleurs toujours pu compter sur un réseau souterrain de passionnés pour organiser des teufs – généralement tenues secrètes jusqu’au dernier moment – dans la campagne mayennaise et poser des « kilos de son » au coeur d’un pré. Et l’on se souvient, dans un autre registre, des soirées Autodid_act organisées par l’iconoclaste collectif Qod lab_L au milieu des années 2000.
Mais convenons-en : après quelques années de vaches maigres, un frémissement se fait de nouveau sentir sur nos dancefloors. Pour Steven, « il est clair que sur le département beaucoup de choses ont bougé. Les soirées se multiplient à l’année et les festivals proposent des artistes electro dans leur programmation de fin de soirée, majoritairement live, qui s’adapte mieux aux grandes scènes. Avec Terra, nous proposons plutôt un format club, avec la Black Box ou la carte blanche donnée au collectif Ça dégomme l’année dernière. C’est idéal pour des jauges plus réduites. »
Cette dynamique n’est toutefois pas circonscrite à la Mayenne : elle s’inscrit plus globalement dans un contexte régional et national qui voit les soirées, labels et collectifs se multiplier depuis 4 ou 5 ans, venant répondre à une forte attente du public, en particulier chez les 18-25 ans. Il n’est qu’à voir ici le succès des soirées « Get your freak on » – programmées par ces chevronnés lascars de Rock à sauce – et « Panic at the 6PAR4 », organisées toutes deux depuis 2013 dans la salle lavalloise. Invitant la fine fleur régionale et hexagonale des musiques électroniques – le classieux label Infiné était par exemple à l’honneur de la Panic en ce début d’année -, ces rendez-vous font régulièrement salle comble.
Plus récemment, de jeunes assos ont pris la vague electro et la mesure d’un vide à combler, en proposant à leur tour des soirées techno ou deep-house. Créé entre Laval et Rennes, le collectif Nouvel Ordre Musical ambiance ainsi 2 ou 3 fois par an les nuits lavalloises – les fameuses « Marinades » sur la Péniche -, mais aussi nantaises ou parisiennes. Et depuis 2015, les membres tout juste vingtenaires du bien nommé collectif Ça dégomme leur emboîtent le pas pour « promouvoir les cultures électroniques en territoire mayennais ». Florian, Paul et Clément viennent de passer leur bac au lycée Lavoisier à Mayenne lorsqu’ils décident de se jeter dans le bain et de créer leur asso à l’été 2015. « On avait d’abord lancé une journée culturelle en terminale, explique Paul, et ça nous a surboosté pour créer un truc dans la musique electro, qu’on kiffait tous depuis longtemps. On est aussi partis du constat qu’on ne trouvait pas forcément notre compte avec ce qui était proposé en Mayenne, on s’est dit qu’il y avait quelque chose à faire sur ce créneau. »

Doux déhanchés

Ni une ni deux, les trois étudiants, bientôt rejoints par Lucas, Ophélie et Mathieu, montent à l’automne une première soirée au Rade à Mayenne. « On avait fait 22h-1h30 mais on était un peu frustrés au niveau de la limite horaire, reconnaît Florian, président de l’association. On aime bien que ça dure dans le temps pour avoir quelque chose de progressif au niveau du line-up. » Pour ce grand baptême, le collectif programme des dj sets avec deux des artistes « maison » : techno avec Fitzgeraldos, le projet de Florian, et house avec L’Ätlas, aka Théo Armengol, dj et producteur qui gravite également autour de Ça dégomme.
Attention toutefois à ne pas confondre ce dernier avec un cousin homonyme, qui, parfaite coïncidence, répond au nom d’Atlas… et oeuvre également dans les sphères électroniques du côté de Mayenne ! Musicalement, la différence est toutefois notable : on évolue ici davantage aux confins de l’electro-pop vaporeuse et de la cold-wave sensible que sur les terres du clubbing pur et dur. Ce projet solo, créé par Pablo Bergeon en 2013 à la fin de ses années lycée, est né sur un riche terreau musical : 10 ans de pratique de la guitare classique au conservatoire de Mayenne, dont son paternel est le directeur… « Quand j’ai commencé à faire de la musique, je m’amusais déjà à écrire des chansons, je rêvais d’être chanteur. Puis au lycée, j’ai eu envie d’avoir aussi des synthés et des parties rythmiques dans mes chansons, alors je me suis tourné vers la musique assistée par ordinateur. J’ai été très longtemps influencé par la vague trip-hop, avec des groupes comme Archive, puis plus tard très marqué par Nicolas Jaar comme musicien : je ne comprenais pas comment il arrivait à obtenir de telles sonorités ! ».
Planant sur des boucles et nappes synthétiques que viennent rehausser des rythmiques martiales ou des climats downtempo, Atlas envoûte l’esprit autant qu’il invite le bassin à de doux déhanchés. La belle et singulière voix blanche du musicien, comme échappée des limbes, n’est pas étrangère aux charmes mélancoliques distillés ici. « Le chant me permet de m’exprimer et de remettre mon compteur émotionnel à zéro. Et musicalement ça ajoute un côté organique, vivant. Sur un projet electro, je trouve ça intéressant. »
Sélectionné pour le tremplin départemental Les Émergences et le dispositif d’accompagnement Le Grand Atelier piloté par le festival Un singe en été et les studios de la Boussole à Mayenne, Atlas a eu l’occasion cet hiver d’élargir son auditoire avec une formule live déjà rodée lors de quelques concerts. « Sur scène, j’utilise un clavier maître pour jouer des sons de synthétiseur stockés dans mon ordinateur. J’ai aussi des pads pour lancer des samples et des potentiomètres pour jouer sur les effets. Évidemment, je chante aussi, et depuis peu je joue de la guitare électrique. »

Stakhanoviste des machines

Passer du confort « under control » du home-studio aux périlleux aléas du live, la problématique s’est posée pour tout musicien électronique. La question travaille également un autre jeune maestro de la MAO, Joseph Raimbault aka nExow et sa « chill-music », ainsi qu’il aime à qualifier ses productions. « Pour l’instant, je n’ai fait que des dj sets par manque de matériel et surtout de temps, mais j’aimerais faire des live, ça fait partie de mes futurs projets ! »
C’est au sortir de l’adolescence, en 2012, que nExow a commencé à composer ses premières « tracks » dans une bouillonnante soif de création. Elles trouvent, très vite, un écho favorable sur les réseaux sociaux et les plateformes de streaming : à ce jour, sa page Facebook est suivie par 3 000 fidèles tandis que ses dizaines de morceaux et remixes cumulent plus d’un million de vues sur YouTube ! « J’ai eu la chance d’arriver au bon moment avec un style assez nouveau à l’époque. C’était un peu la vague dite « Chillstep », les artistes fleurissaient un à un et beaucoup de chaines YouTube en étaient friandes. »
Du dubstep mélodique originel, sous influence Netsky et Burial, nExow a aujourd’hui évolué vers de planantes plages d’ambient aux inclinations plus chillwave et synth-pop. Il continue néanmoins de régaler sa fan-base avec une production féconde : rien qu’en 2016, le jeune producteur lavallois, boulanger-pâtissier à la ville, a mis en ligne son (déjà !) huitième EP, Vapor trail et une flopée de nouveaux titres. Tout en officiant en parallèle pour son side-project Kreeg, clairement plus orienté house et techno. Un vrai stakhanoviste des machines, qui vit aussi sa passion comme dj au service du dancefloor. Son meilleur souvenir ? « Un set dubstep aux Roches d’Orgères en 2015, festival electro qui se déroule à Lignières-Orgères. C’était une très belle expérience ! »

Beats granitiques

C’est aux frontières de l’Orne et de la Mayenne, dans la partie la plus septentrionale du département, qu’a lieu fin août ce festival bâti sous l’impulsion de deux passionnés, dont Sébastien Dreux, président de l’association Roches Events. « Au départ, c’est juste une soirée entre potes que l’on a organisée en 2009, avec pour seule ambition de s’amuser. » 30 personnes la première année, puis 150 en 2010, 250 en 2011… Trois ans plus tard, l’association est créée, et le rendez-vous est officialisé en 2015. Les Roches d’Orgères devient dès lors le premier – et seul – festival uniquement dédié aux musiques électroniques en Mayenne. Du vendredi soir au dimanche matin, 25 dj’s, essentiellement des artistes locaux, se sont succédés lors de la dernière édition, devant près de 900 festivaliers. « La majeure partie de la programmation est orientée techno et house, précise Sébastien, avec également des sets plus funky le samedi après-midi. »
L’association compte aujourd’hui 30 membres, dont huit actifs toute l’année, et 75 bénévoles durant l’événement. Celui-ci tire son nom de la toponymie du lieu, un majestueux site granitique avec « des roches d’environ 10 mètres de haut qui surplombent le terrain. C’est un décor naturel que nous mettons en lumière derrière la scène. Le terrain est privé, mais le propriétaire, un ami d’enfance, nous le laisse à disposition gratuitement et sans hésitation. »
Les beautés paysagères, parfois méconnues, qu’offrent bocage et vallons mayennais semblent un véritable atout pour accueillir des propositions audacieuses. Ce privilège géographique n’a pas échappé au collectif Ça dégomme, qui fourmille de projets, et organisait à l’été 2016 une soirée au sommet du Montaigu, cette butte perchée à 300 mètres d’altitude au coeur des Coëvrons. « On aime bien tester des lieux un peu atypiques, des nouveaux spots, détaille Paul, trésorier de l’asso. On a réussi à négocier avec la ville d’Évron, ça s’est super bien passé. Les dj’s ont joué de 23h à 8h, avec le lever du jour en haut de la butte, et la chapelle à côté, c’était magnifique ! »
La soirée était précédée d’une après-midi « Jardins électroniques » à Évron, avec des sets house baignés de soleil et un public brassant les générations : « Il y avait même des papys et mamies, sourit Clément, autre membre actif de Ça dégomme. Ils nous ont dit : « on n’écoute pas du tout ce genre de musique mais c’est super de voir des jeunes qui s’engagent pour organiser ça ». L’idée, c’est aussi de redorer le blason de l’electro, qui traîne encore parfois une sale image, en faisant des trucs vraiment clean et accueillants. »

Préjugés tenaces

Mais les préjugés (techno = free parties = drogue) ont la dent dure, et les meilleures volontés se heurtent parfois à des obstacles tenaces. Début février, Ça dégomme organise une soirée dans un ancien poulailler de 600 m² appartenant à la grand-mère de Paul. Las, l’événement est annulé quelques jours avant sur décision du maire de la commune.
« On a passé nos week-ends à réaménager le spot et à le décorer pour le rendre le plus sécurisé et accueillant possible, sachant que nous sommes tous étudiants et dispatchés aux quatre coins du Grand Ouest. C’est décourageant, souffle Florian. Cela fait pourtant presque 30 ans que les musiques électroniques font leur trou mais elles continuent de faire peur aux non adeptes. Manque d’ouverture d’esprit ou simple amalgame, je ne sais pas trop… C’est dommage, d’autant plus dans un département où ce genre d’événements restent encore rares. »
Face aux difficultés rencontrées pour dénicher un endroit approprié où organiser une soirée electro, l’existence d’un lieu ou d’un club dédié à ces esthétiques pourrait-elle constituer une réponse ? Ce n’est peut-être pas aussi simple, selon Steven Jourdan, programmateur de Terra Incognita : « J’aime bien l’idée de voir toutes ces jeunes assos proposer des choses dans des endroits insolites et variés, et on peut craindre que la création d’un lieu dédié aux musiques électroniques vienne mettre fin à cette belle énergie. Il faudrait en tout cas qu’un tel établissement puisse prendre en compte les besoins spécifiques de ces associations, et permettre une soirée qui ne s’arrête pas à 1h du matin. » Les partys de campagne ont encore de belles nuits devant elles !