Dans les spectacles de la compagnie Canopée, Adèle Frantz met des mots sur ses colères et ses espérances. Face aux rapports de domination de tous bords, elle tente d’inventer un monde plus tendre, en maniant avec intelligence ces armes puissantes que sont l’humour et le rire. Alors qu’elle organisait début avril le micro-festival « Un weekend sous la canopée », rencontre avec une comédienne caméléon qui passe, avec une énergie réjouissante, du jeu masqué au chant, du slam au conte…
Ce matin d’avril, lorsqu’on arrive au théâtre Jean Macé, Jean-Luc Bansard est en plein bricolage. « Comme toujours », se marre le directeur de la compagnie du Théâtre du Tiroir, locataire des lieux depuis près de trois décennies. Abandonnant sa scie, le metteur en scène nous guide vers une salle de répétition au second étage du théâtre, où nous attend un thé fumant.
Une tête apparaît au coin de la porte. Puis entre la silhouette longiligne d’Adèle Frantz. Grande taille, attaches fines… La comédienne, dont le jeu privilégie le langage du corps et l’art du clown, imprime d’emblée, par son physique, une identité singulière.
Débarquée en Mayenne en 2022, elle a trouvé au Théâtre Jean Macé un port d’attache. « Ici, je me sens comme à la maison », confirme-t-elle en nous offrant une tasse de thé. Associée cette saison au Théâtre du Tiroir, sa compagnie bénéficie ainsi d’un lieu pour travailler, créer et jouer ses spectacles. « Impossible de trouver une telle opportunité à Paris », apprécie la trentenaire.
Arrivée en Île de France à l’âge de 12 ans (après avoir grandi dans le sud de France, au bord de la mer, près de Toulon), elle a vécu près de 20 ans en région parisienne. C’est là qu’elle crée en 2012 la compagnie Canopée, basée à Nanterre. Elle se confronte à la difficulté d’être repérée, de trouver sa place et d’exister en tant qu’artiste dans cette jungle où fourmillent mille autres compagnies et propositions artistiques.
À cette complexité s’ajoute un désir profond de laisser tomber le béton, de se reconnecter au vivant, de respirer plus librement, loin du bitume et des gaz d’échappement. Le COVID, et ses multiples confinements, ainsi que la naissance d’une petite fille, en 2021, amplifient cette envie.
Ainsi, lorsque son frère, maraîcher bio installé à Bourgon, petit bled à l’ouest du département, l’informe qu’une ferme est à vendre près de chez lui, elle saute dans le premier train pour visiter les lieux. Coup de cœur immédiat. « On est tombé amoureux de ce coin et de la campagne autour. Et puis avec mon frère, on rêve depuis longtemps d’un lieu qui associerait culture et agriculture ».
Solo radiophonique
En attendant la fin des travaux de rénovation de son futur domicile, situé à Bourgon, Adèle a déjà commencé à investir le réseau des fermes du département, où elle a joué à plusieurs reprises Radio Reclaim. Un « solo radiophonique », sans décor, ni technique, conçu pour être accueilli partout, dans les « stabules » comme dans les théâtres. Cette légèreté et cette polyvalence « tout terrain » répondent à une stratégie d’adaptation (il s’agit de faire face à la difficulté de trouver des lieux où se produire, que ces temps de disette budgétaire accentuent encore), mais aussi de jouer hors des salles de spectacles, de s’extraire du confort des théâtres, de sortir du cercle des « éclairés » déjà convaincus, pour toucher ceux qui ne viennent pas d’habitude, ceux qu’il faut convaincre.
Car pour Adèle, le théâtre est un moyen d’action, un vecteur pour éveiller les consciences, déplacer les points de vue, éclairer le débat, susciter les questionnements… Sans jamais verser dans le militantisme démonstratif, les spectacles de Canopée caressent l’espoir, avec toute la modestie que cela induit, que l’art peut changer (un peu) le monde.
Libre adaptation du livre-manifeste Reclaim d’Émilie Hache, anthologie de textes éco-féministes, Radio Reclaim prend la forme d’une fausse émission de radio un brin foutraque. Y défilent près d’une douzaine de personnages, dont les témoignages montrent comment l’exploitation du corps féminin et celle de la terre et du vivant procèdent d’un même mouvement, imposé par un régime de domination patriarcale et capitaliste.
Jalon marquant dans son parcours, ce spectacle est le premier qu’Adèle Frantz a écrit seule. Même si la comédienne a bénéficié de la mise en scène de Luigi Cerri, avec qui elle co-dirige Canopée depuis 2014. Docteur en sciences économiques, prof, comédien, metteur en scène, il est l’auteur de la plupart des précédentes pièces de la compagnie, dont Le Cabaret de la crise, qui a tourné un peu partout en France, en passant par le festival d’Avignon.
Pouvoir magique
Inspiré par le philosophe Bruno Latour, référence majeure des luttes écologiques actuelles, Luigi Cerri aime vulgariser questions économiques et sujets scientifiques complexes, que ses pièces explorent sous toutes leurs facettes. Son écriture adopte souvent le format, éminemment théâtral, d’un procès, d’une « controverse » ou d’un débat contradictoire.
C’est d’ailleurs la trame qu’il a suivi pour réinventer le Joueur de flûte de Hamelin. La version de la compagnie Canopée donne au célèbre conte des frères Grimm une résonnance très contemporaine, l’inexorable invasion des rats que subissent les villageois devenant une métaphore du dérèglement climatique, dont l’humanité, fonçant droit dans le mur, ne semble toujours pas avoir pris la mesure.
Abordant aussi la thématique des migrations et du fonctionnement démocratique, la pièce met en scène, avec une justesse et une truculence jubilatoires, les débats qui animent la communauté villageoise, où s’affrontent des points de vue semblant irréconciliables. Bourgeoise dont l’individualisme cupide pointe très vite sous le vernis humaniste, écolo idéaliste en sarouel, grand-mère qui tourne en boucle en mode « c’était mieux avant », élu mou et complètement dépassé, rat machiavélique et inquiétant… Seule sur scène, Adèle jongle sans temps mort entre les personnages, avec une facilité et une fluidité réjouissantes, convoquant le plaisir contagieux du jeu, au sens premier du terme. Un accessoire, cape, chapeau ou masque, suffit à ce qu’elle se métamorphose, s’efface pour faire apparaitre un nouveau protagoniste…
« J’adore son jeu, le pouvoir presque magique qu’elle a d’incarner un personnage d’une façon si véridique. On y croit vraiment, c’est bluffant… », glisse à sa voisine une spectatrice, à l’issue du nouveau spectacle qu’Adèle présentait en avril dans le cadre de la quatrième édition d’un « Week-end sous la canopée », micro-festival que la compagnie organise depuis 2022 à Bourgon. Cette nouvelle création, premier volet d’un ensemble en quatre parties baptisé Tout conte fait, propose une relecture clownesque et musicale du conte classique slave « Baba Yaga ».
« Le rire permet de mettre à distance la colère, de la transformer. »
« Les contes constituent souvent le matériau de base de nos spectacles, explique Adèle. Leur force symbolique et leur dimension mythique résonnent avec toutes les époques, pour peu qu’on les actualise ». Mise en scène par Pascal Arbeille, complice de longue date, elle interagit avec un musicien, François Richard. Le guitariste et pianiste se glisse dans la peau d’un gentil clown punk un peu bébête, pour qui toutes les occasions sont bonnes de balancer, avec un plaisir régressif, des gros riffs de guitare distordue. Adèle se transforme alors en chanteuse pour le rejoindre sur les quelques chansons qui rythment à point nommé le spectacle. « Je rêve de chanter depuis que je suis gamine. En fait, je suis une chanteuse frustrée », rigole-t-elle mi-blagueuse mi-sérieuse.
Ado, c’est pourtant le chemin du théâtre qu’elle empruntera. Inscrite un peu par hasard par sa mère à un atelier théâtre, elle se passionne vite pour cette pratique, dans laquelle elle s’accomplit. Pourtant, elle hésitera plusieurs années avant de se décider à embrasser cette voie professionnelle. En licence arts du spectacle (à Paris X), elle comprend que sa place est là. Un choix qu’elle confirme en s’inscrivant en 2006 à l’Académie internationale des arts du spectacle, dirigé par Carlo Boso, grand maître du théâtre masqué et de la commedia del arte.
C’est là notamment qu’elle découvre « le pouvoir ultra puissant » du rire, qui infuse aujourd’hui tous ses spectacles. « Le premier degré, le drame… Ça n’est pas pour moi. J’ai besoin de distance. Le rire permet de mettre à distance la colère, de la transformer. Carlo Boso disait : « les gens rient pour évacuer leur peur, la dominer et retrouver un espoir d’action ». C’est exactement que je ressens en tant que spectatrice. Je me dis : « ok en fait, on peut rigoler de ça. Et maintenant qu’on a ri, qu’est-ce qu’on fait ? » Que fait-on de cet espoir que le rire a ravivé ? Cette question semble traverser depuis toujours le travail de Canopée : comment agit-on ensemble, pour « rendre le monde un peu plus tendre » ?
Playlist
1- November Ultra – Corazón caramelo
4- Kery James – L’amour véritable
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