À l’initiative du 6par4, le contrebassiste Sébastien Boisseau s’invite dans le salon d’habitants de quartiers lavallois. Une expérience artistique et humaine qui pulvérise les préjugés dont souffrent le jazz et les musiques improvisées. Immersion.

Les réunions Tupperware, ça vous dit quelque chose ? En quelque sorte, les « salons de musique » initiés par Sébastien Boisseau reposent sur le même principe : un hôte accueille chez lui le musicien, accompagné d’un second complice, et invite qui il veut à cette rencontre mixant concert et discussion (amis, famille, voisins…). « On se situe entre les réunions Tupperware qu’organisait ma grand-mère et les salons littéraires, où l’on échange en petit comité sur des sujets pointus », valide l’intéressé, qui a mis sur pied ce concept en 2015 afin d’aller à la rencontre des habitants du quartier nantais des Dervallières, où est installé son label, Yolk. « Le fait que les gens soient là grâce à un lien familial ou d’amitié instaure un climat convivial, une confiance. C’est un espace où l’on se détend. »

Question convivialité, on va être servis : ce soir, c’est Jacqueline qui accueille dans son salon. Un personnage. Le genre de (jeune) vieille dame amicale spontanément, qui met à l’aise directement, vous embrasse dès la première rencontre, et dévale les étages de sa maison avec une énergie renversante. « Jacqueline a assisté à un des salons pilotes que nous avons organisés à la maison de quartier des Fourches, pour présenter Sébastien aux habitants », raconte Éric Fagnot, chargé de l’action culturelle au Le 6 par 4, qui organise et finance l’opération. « Comme d’autres, elle a manifesté son envie d’accueillir une rencontre chez elle. »

La salle de concert lavalloise cherchait depuis quelque temps à travailler avec les habitants des quartiers, lorsqu’elle découvre le projet mené par Sébastien Boisseau à Nantes. « On a adoré la démarche », se souvient Éric, qui implique dans l’aventure maisons de quartier et bailleurs sociaux, vite convaincus par l’intérêt du projet. « Je me mets au service des objectifs de ceux qui me sollicitent, appuie Sébastien, institutions, professionnels de la culture ou du social. » Seule condition posée par le musicien : pouvoir mener ce « travail de fourmi » sur le long terme. À Laval, les salons, démarrés en janvier 2017, s’étaleront sur trois années. Pour une trentaine de rendez-vous prévus.

Privilège

Petit à petit, le séjour de Jacqueline se remplit. Entre la bibliothèque et le piano droit, une trentaine d’invités se serrent, à quelques centimètres seulement des musiciens. « Cette hyper proximité, à laquelle s’ajoutent le phénomène acoustique et la dimension humaine dont l’hôte est garant, permet de dépasser les idées reçues, les réflexes sur le jazz et les musiques improvisées, souvent considérées comme élitistes », éclaire le contrebassiste. « Lorsqu’on soigne le contexte, on démontre que tout le monde peut y accéder et ressentir des émotions à l’écoute de ce qu’on joue. »

“ Face à l’inconnu, transformer la peur en magie. ”

Sans chichi – il s’agit aussi de désacraliser le rapport à l’artiste –, le musicien accueille les convives. Empreint d’une simplicité mais aussi d’une assurance et d’une détermination évidentes, l’homme se présente, ainsi que son complice du jour, le tromboniste Jean-Louis Pommier. Pour les salons, Sébastien collabore ainsi avec une vingtaine de musiciens improvisateurs, selon les occasions.

Les présentations effectuées, le silence se fait. La contrebasse égrène quelques notes. Et la musique s’élance. Un dialogue s’instaure, mélodique et serein. On savoure l’instant, et le privilège de pouvoir écouter dans de telles conditions deux musiciens plus habitués aux grands festivals français ou européens qu’aux scènes de 2 m2. Co-fondateur (avec Jean-Louis Pommier) du réputé label Yolk, Sébastien Boisseau figure parmi les artistes les plus créatifs et recherchés de la scène jazz hexagonale. Une pointure, qui a joué avec Daniel Humair, Marc Ducret, Martial Solal, Pat Metheny, Michel Portal ou Louis Sclavis.

« Ce soir, c’est goulasch »

Sous le charme de la « composition spontanée » interprétée par le duo, loin des clichés déstructurés auxquels peut renvoyer l’improvisation libre, on voudrait que dure ce moment doux. Mais le temps reprend son cours. Fin (momentanée) du voyage. Les instruments posés, Sébastien amorce la discussion : « aviez-vous déjà entendu ce que nous venons de jouer ? Selon vous, c’était totalement improvisé, un peu, pas du tout ? » La parole est libre. Chacun y va de son avis, sans complexe. La conversation roule sur la question de l’improvisation. « Improviser sans filet, comme nous venons de le faire, cela nous demande de travailler à fond notre muscle de la réactivité », remarque Jean-Louis Pommier. « On doit en permanence s’adapter à l’autre », complète Sébastien. « Vous vous parlez en fait !, témoigne une invitée. « Tiens, il a dit ça, je vais lui répondre… » ». Une autre, qui se dit complètement néophyte en musique, note avec justesse qu’elle a ressenti un grand respect entre les deux musiciens : jamais leur duo ne se transforme en duel d’ego. Rapidement, le débat dépasse le cadre du jazz stricto sensu, pour toucher à des notions fondamentales : « improviser, développe Sébastien, c’est changer et échanger, construire ensemble avec des idées différentes, accepter les décisions des autres, être en éveil maximum sur le cours des événements pour en être acteur, et face à l’inconnu, transformer la peur en magie ».

L’échange se poursuit à bâtons rompus, et glisse sur la question de la standardisation de la musique : « à l’ère de la consommation de masse où tout est marchandise et où l’immense majorité de gens écoute une musique rythmée à quatre temps, quelle valeur a la musique qu’on vient de jouer, complètement éphémère et hors format ? », questionne Sébastien. Puis les deux improvisateurs reprennent leur dialogue. Dans un silence religieux. Après cette première discussion, le public écoute d’une autre oreille le jeu des musiciens. « La capacité d’abstraction est aussi présente chez un public néophyte que chez des amateurs de jazz éclairés », plaide Sébastien. Après la séance, il confie son envie, avec les salons de musique, de sortir du réseau des salles et festivals de jazz spécialisés, qui touchent un public de connaisseurs. « Ceux qui ne fréquentent jamais ces lieux, il faut aller chez eux, inventer d’autres cadres pour les rencontrer ! » Déboulant de la cuisine, Jacqueline nous interrompt : « Allez les bavards, le repas est servi. Ce soir, c’est goulasch ! ». Quand on lui répond qu’on ne pourra pas rester, la pimpante septuagénaire propose de nous faire une boîte… Tupperware ! On repart donc pas mécontents de notre soirée, avec en poche une part de goulasch, et le souvenir d’un doux moment de magie.