Alors que paraissent les documentaires « Jouir (en solitaire) » et « Nos âmes déracinées », rencontre avec Ananda Safo dans son salon, pour parler de ce besoin vital qui la pousse à réaliser des films, dût-elle soulever des montagnes.  

 

« Je traverse une phase un peu mélancolique », confie Ananda Safo lorsqu’elle nous reçoit en cette fin du mois de mai. Soit quelques jours après la diffusion sur France 3 Pays de la Loire de son documentaire Nos âmes déracinées (disponible en replay jusqu’au 19 juin). « Lorsqu’un film parait, surtout quand il est diffusé en télé, on a très peu de retours et d’échanges avec ceux qui l’ont vu ». Un silence difficile à avaler lorsqu’on a passé plusieurs années à plancher sur un projet et à se battre pour qu’il existe. Heureusement, le film a été projeté en salle, et devrait connaître une vie après sa première diffusion, notamment via plusieurs festivals de cinéma documentaire où il est prochainement programmé.  

Nos âmes déracinées, Ananda Safo y travaillait depuis 2018. Quatre ans qui l’ont vu redéfinir plusieurs fois son projet initial (qui devait prendre la forme d’une fiction).  

Réaliser un film, c’est courir un marathon, une course de fond qui demande une grande force de conviction. Et construire une carrière de réalisatrice s’apparente à la lente ascension d’une paroi rocheuse d’où l’on peut décrocher à tout moment. « Je doute très souvent du choix qui m’a amené à faire ce métier. Peut-être n’est-ce qu’une utopie? ».  

La pandémie, et la mise à l’arrêt des projets qu’elle a provoquée, n’ont fait qu’aviver cette remise en question. Pourtant depuis que la Lavalloise a décidé de se consacrer entièrement la réalisation, les sélections et prix en festivals, ainsi que les soutiens et collaborations se sont multipliés, qu’ils soient privés (structures de production assurant le financement et la diffusion des films) ou publics (aides du CNC, résidences et accompagnement à l’écriture de scénario…). 

Autant de reconnaissances qui aident la jeune quadra à avancer, et la confortent dans ce besoin vital qui la pousse depuis près de 10 ans à réaliser des films. « C’est ce qui donne un sens à ma vie ».  

Un certain regard 

Depuis Some girls en 2011, la réalisatrice a tourné une demi-dizaine de courts métrages de fiction dont le multi-primé Red dolman pour lequel nous l’avions reçue il y a quelques années… Elle a aussi réalisé près d’une douzaine de clips et plusieurs documentaires.  

Fiction, clip ou doc… Ananda Safo ne s’interdit rien. Il s’agit d’abord de trouver le format le plus adapté à ce qu’elle veut dire, raconter, explorer… Et quelle que soit la forme choisie, il y a une même sensibilité, une même esthétique qui traverse ses films. Un regard singulièrement féminin, hyper sensible et pudique à la fois, qui traque dans le réel la part de magie et de poésie dont il recèle toujours, si on sait bien l’observer.  

Adolescente, Ananda voit en salle La leçon de piano de Jane Campion, une œuvre fondatrice pour elle, notamment dans cette mise en tension que le film opère entre des éléments très opposés, ouverture à la sensualité et violence brutale des rapports humains. Cette attraction pour le contraste, ce goût pour les lignes de crête et les zones de frontière troubles, où se frottent amour et haine, plaisir et douleur, guerre et paix, la réalisatrice l’interroge dans nombre de ses films.  

Même si le destin chaotique des enfants en situation d’exil que met en scène Nos âmes déracinées bouleverse, le film n’a rien de plombant. Aux difficultés alarmantes qu’ils subissent, s’impose et s’oppose la joie et la force de vie des enfants, leur capacité à s’adapter et à s’enraciner partout malgré les différences de culture et de langue, la complicité qui lie Jacira l’Angolaise et Anahit l’Arménienne… Mais en arrière-plan, derrière l’apparente insouciance, plane toujours la menace de l’expulsion, du départ, de la rue qu’ils pourraient bientôt retrouver… 

Ce qui frappe aussi dans ce documentaire c’est le naturel renversant de ceux qui sont à l’image. Ne semblant jamais avoir conscience d’être filmés, ils laissent entrer la caméra avec confiance dans leur quotidien, leur intimité… Nous sommes là avec eux, à la piscine, dans les halls d’immeuble, leurs chambres… 

Ce naturel, cette apparente absence de caméra, qui a nécessité un long apprivoisement mutuel et d’innombrables heures de tournage, contribue à renforcer l’impression troublante de regarder un film de fiction. Impression qu’accentue la réalisation, fruit d’un minutieux travail de cadrage, d’éclairage et de montage. 

Dire le plaisir 

Autre obsession que creuse Ananda depuis plusieurs années : celle de représenter le plaisir féminin. Comment dire, montrer, faire ressentir ce qu’est l’orgasme sans le filmer crûment ? C’est l’objet de 369, un « expérience numérique » mêlant réalité virtuelle, cinéma d’animation et jeu vidéo, à laquelle la réalisatrice travaille depuis 2019.  

C’est aussi cette question qu’elle explore dans Jouir (en solitaire). Ce drôle d’objet fait dialoguer témoignages sur la masturbation féminine et dessins animés. Réponse à un concours lancé par Arte, ce documentaire d’animation de 11 minutes a été réalisé en pleine crise sanitaire. Tourné en mode punk, en 4 mois et sans budget, ce qui avait été pensé comme une one-shot rencontre un succès inattendu : soutenu par un producteur, le court-métrage a été sélectionné dans de nombreux festivals en 2022 et pourrait bien faire l’objet d’une version longue. 

Ananda aimerait pouvoir mener avec la même souplesse et rapidité les deux projets de long-métrage de fiction qu’elle porte depuis plusieurs années. Avant et pour convaincre un producteur de financer un tel projet (nécessitant un budget environ 1 million d’euros), il faut mûrir longuement son scénario. Un très long processus de maturation et de réécriture pour aboutir à ce qui pourra devenir un long-métrage.  

La cinéaste doit reprendre prochainement l’écriture de Nos monstres sacrés. Un film qui, comme ses précédents, préfèrera aux évidences scénaristiques la puissance de l’évocation, les niveaux de lecture qui se superposent, les fils qui s’entremêlent et qu’il appartient au spectateur de tirer. Un exercice périlleux, « qui demande une énorme maitrise » dont elle reconnait la perfectibilité. « J’apprends encore et toujours ! » 

Playlist 

1- Harry Nilsson – Everybody’s talking

3- Sylvain Texier – Like breathing

3- Olivier Marguerit et Nicolas Maury – Garçon velours

 

Chaque premier jeudi du mois à 21h sur L’autre radio, Tranzistor l’émission accueille un acteur de la culture en Mayenne : artiste, programmateur, organisateur de spectacle… Trois fois par an, Tranzistor part en « live » pour une émission en public. Au programme: interviews et concerts avec deux ou trois artistes en pleine actualité. 

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