Je lisais, il y a peu, cette remarque d’un critique culinaire : « j’essaie de percevoir le sentiment du restaurant plutôt que la stricte qualité technique. Un poisson parfaitement cuit dans un endroit lugubre, ce n’est pas un bon restaurant ». Eh bien, même si c’est sans doute un peu catégorique et pas toujours vrai (j’assisterais à un concert de Portishead où que ce soit, même dans une décharge…), un festival, c’est un peu ça. Le lieu, l’ambiance compte aussi… S’il fallait décrire le « sentiment » du Foin de la Rue, c’est de convivialité dont il faudrait parler. Celle des bénévoles qui participent à l’organisation de cette fête à la bonne franquette, celle du climat particulier qui règne à Saint-Denis-de-Gastines, bref celle de tout un village mobilisé derrière son festival.

 

Puisqu’il est question d’ambiance et de lieu, je crois qu’on regrettera l’ancien site du Foin. Etrenné cette année, le nouveau terrain de jeu du festival n’a pas le cachet, ni la configuration idéale du précédent. Et malgré les efforts de l’équipe de décorateurs, ce nouveau site apparaît plus banal, moins singulier. On n’a plus vraiment l’impression d’être Au Foin, de reconnaître les traits de ce festival qui pourtant nous étaient devenus familiers. Une question d’habitude sans doute. Mais passons… et parlons musique !

 

Le concert de Bazbaz est déjà bien entamé lorsque j’arrive sur le site du festival, le vendredi soir. Dommage qu’il ait été programmé aussi tôt : le chanteur parisien et son groupe jouent face à un site quasiment vide.
Mais il en faut plus pour décontenancer Camille Bazbaz. Casquette de titi parigot vissée sur la tête, il semble heureux d’être là et passablement éméché… Ce qui ne l’empêche pas d’être parfait dans son rôle de dandy un rien désinvolte. Dans sa belle voix claire, parfois très proche de celle de cette autre dandy chanteur qu’est Katerine, on décèle cette même nonchalance, cette insolence indolente et cette pointe d’ironie piquante…
Accompagné par une bassiste, un guitariste, un percussionniste et une batteuse, l’ancien organiste du Cri de la Mouche, lui-même à l’harmonica et aux claviers (dont un Fender Rhodes très funky) enrobe ses chansons d’un nappage des plus moelleux, entre reggae groovy, rock bluesy et sonorités soul. Un son rond, chaud et vintage qui colle comme un tee-shirt mouillé aux mots de Bazbaz, sexy en diable… Ouvertement lascive, sa langue s’alanguit et fait entendre une musique légère et syncopée, qui joue avec les sons, les sens des mots et leurs sous-entendus. Comment oublier ce refrain coquin diffusé sur toutes les ondes : « j’ai sur le bout de la langue, ton petit coeur qui tremble » ? On aurait bien tremblé un peu plus avec Bazbaz, mais voilà déjà qu’on sifflait la fin de la partie.

 

Et Narrow Terence envahit l’aire de jeu de la petite scène. Auteur d’un premier album remarqué, entre folk râpeux et rock sombre, ce trio parisien était l’un des rares invités du dernier album d’Ez3kiel. Un peu barrés et fiers de l’être (ça sent les étudiants « arty » fraichement émoulus d’une école des beaux-arts. Mais cessons là ces préjugés idiots…), ils passent sans coup férir d’explosions sauvagement lyriques « à la Goodspeed » à des accalmies folks bluesy « à la Tom Waits ». La voix d’un des chanteurs (qui alterne batterie et guitare) rappelle d’ailleurs étonnamment celle du génial crooner américain, qui semble avoir beaucoup inspiré le trio dans sa manière de composer, d’installer des atmosphères…. Mais, s’ils paraissent sincèrement engagés dans leur musique, il manque quelque chose à Narrow Terrence, une vérité bien à eux, une intensité qui ne souffle que par intermittence… Peut-être est-ce à cause du cadre, peu adapté ? Peut-être aussi que l’ajout d’un quatrième musicien viendrait étoffer leur son, parfois un peu faiblard ? Peut-être enfin sont-ils encore un peu trop empêtrés dans leurs encombrantes influences ? La suite de leurs aventures (à suivre de près)nous le dira.

 

Sans transition aucune, voici les Svinkels. Très attendus par le public très « sweat à capuche-casquette » de ce vendredi soir, les trois lascars du « Dirty Centre » mettent très vite la foule dans la poche de leur baggy, avec leur gros hip hop qui tâche, imparable et fédérateur. Ça n’est pas une surprise, les Svinks ne font pas dans la dentelle (un doux euphémisme), et le groupe qui les accompagne sur cette tournée n’a rien d’un orchestre de chambre. Grosse guitare baveuse à la AC/DC (avec un gratteux qui prend des poses ridicules de guitar hero), basse slappée, caisse claire qui claque et batterie « bucheronnesque » : l’ambiance est plutôt rock’n’roll et graveleuse. Et les lyrics de Gérard Baste et de ses « alcolytes » sont du même tonneau (de bière) : ode à la biture, au tuning, à la teuf… second degré outrancier, vulgarité assumée… Ça vole parfois au dessous de la ceinture. Mais les Svinkels s’en tapent et envoient tout valser dans un bras d’honneur hilare et salvateur. Certes, certaines rimes sont un peu faciles, certes le son est souvent brouillon et les flow de ces très approximatifs cousins français des Beastie Boys sont parfois poussifs, mais quand leurs refrains retentissent, on oublie tout ça, on se laisse gagner par l’euphorie et on gueule comme tout le monde : « le Svink c’est chic ! », avant de roter sa 8-6.

 

Passons sur JMPZ qui donne dans le dub electro-ethnique, comme High Tone en faisait déjà le siècle passé (pas de quoi, donc, intéresser le vieux con que je suis), et attardons-nous sur les petits gars de Chinese Man. Petite (nous nous enflammons pas non plus, ce ne sont que des dj’s, des vulgaires pousses disques quoi !) révélation de ce premier soir, ces marseillais ont mis le feu au chapiteau, dont certains ne bougèrent pas de la soirée, jurant à qui voulait l’entendre que c’était le meilleur scène du festival. C’est vrai qu’on était un peu comme chez mémé sous ce chap’, bien au chaud, serrés les uns contre les autres, avec un bar à proximité… Mais Chinese Man ?, me direz-vous. Eh bien ces chinois-là passent avec dextérité du punk funk le plus dansant au hip hop le plus ghetto, du reggae roots le plus hypnotique au p-funk le plus chaud… Une sélection éclectique hors pair, émaillée par des bootlegs et des petites productions de leur cru, dont certaines sont des hymnes en puissance (écouter leur fondant « I’ve got that tune », mix improbable et irrésistible entre beats hip hop et chanson swing des années 30).

 

Mais voilà qu’arrive Max Romeo. Enfin son groupe… Qui effectue ses balances en direct et introduit le maître en fanfare, à la jamaïcaine. Mister Romeo entame son concert par l’un des ses meilleurs titres : « One step forward ». Direct, le public reprend les paroles en choeur, tandis que la pluie s’abat de plus en plus violemment sur Saint-Denis. Mais personne ne bouge. Surtout pas moi : je veux entendre en live ces chansons que j’ai écouté des milliers de fois sur disque. Que vous aimiez le reggae ou pas, un conseil : allez écouter ce putain de disque qu’est « War ina Babylon ». De loin le meilleur album de Romeo, une perle produite par Lee Perry en 1976. A cette époque, dans son mythique studio de Kingston, le sorcier Lee « the Upsetter » Perry avait trouvé le secret d’un son universel, dépassant les questions de genre, de style… Comme le firent Sam Phillips à Memphis et plus tard Phil Spector ou Quincy Jones pour Motown… Ce disque est de ce acabit. Et le public ne s’y trompe pas, qui connaît par coeur les chansons de ce disque. Romeo en jouera trois. L’une au début donc, l’autre au milieu du concert et la dernière pour terminer. Entre-temps, il a fallu patienter. Et se farcir les « Jah Rastafari » et autres bondieuseries dont Max Romeo truffe ses chansons et les temps morts (rares) entre les morceaux. Quasiment une chanson sur deux parlent de « Jah ». Ce qu’on accepte des musiciens de reggae, on ne le tolérait pas chez un groupe de rock américain venant porter la bonne parole catholique ou chez un rappeur arabe qui prêcherait la foi musulmane. Quoiqu’il en soit, le groupe qui accompagne Max Romeo assure. En particulier la section rythmique : batteur impressionnant d’efficacité et d’économie, bassiste au son énorme qui porte son instrument très haut, à la jamaïcaine, guitariste au skank impeccable… Il n’y a guère que les pouets pouets du clavier Bontempi que l’on regrettera.

 

Hasard de la programmation ou clin d’oeil délibéré, les new-yorkais de Dub Trio succédaient à Max Romeo. Un grand écart stylistique et une filiation pas évidente qui montre à quel point le reggae et son petit frère instrumental, le dub, constitue une famille hétéroclite et vaste, dont certains rejetons n’ont plus grand chose à voir avec leur géniteurs, si ce n’est un goût pour l’expérimentation sonore. La musique de Dub Trio est aussi sombre, torturée et violente que le reggae roots de Roméo est joyeux, direct et lumineux. Saccadés, tout en breaks, changements de rythme et d’ambiance, les morceaux des américains s’étirent souvent au-delà des dix minutes, plein de virages, de déviations qui mènent on ne sait où. Je m’y perd franchement, mais avec bonheur, fasciné par cette complexité, par ce monde étrange et déstabilisant. Les « jeunes » devant la scène, pleins comme des huitres, ne dansent que sur un pied, décontenancés par ces morceaux qui n’arrêtent pas de commencer. On est noyés sous l’avalanche de cette musique qui n’a rien d’un fleuve tranquille, mais qui tient plutôt du torrent imprévisible, d’une mer démontée qui soudain se fait d’huile pour éclater en un raz de marée. Cérébrale, alambiquée, la musique de Dub Trio est d’abord une expérience physique, aux rythmes parfois très pesants, proches à certains moments du death metal. La basse, hyper saturée, énorme, presque désagréable tant elle est puissante, vous secoue le corps entier. Et puis dans ce déluge, surgit de nulle part une guitare au skank irrésistible, au contre-temps ultra dansant… qui bientôt se décale, se déconstruit, se délite, et disparait dans la nuée. Je m’évapore avec elle, alors que Chinese Man continue d’enflammer le petit chapiteau et que Redbong entame un set aux relents electro drum’n’bass hip hop qui ne me disent rien qui vaille.

 

Le lendemain, arrivé trop tard pour Zenzile, je vais me consoler au bal des pépères. Un bal pop sous l’chap’, où sévissent des musiciens pour la plupart issus de la fanfare Sergent Pépère. Fidèles à leur amour de la déglingue et de la franche rigolade, les rennais y reprennent, sanglés dans des costumes fatigués et kitsch à souhait, des tubes cha cha, mambo ou pop, version fanfaro-musetto-funky-jazz et plus si affinités. C’est drôle, bien fait et surtout ça groove à mort. Je veux les mêmes pour mon mariage ! Le temps d’onduler sur une relecture imparable de l’immortel « Upside down » de Diana Ross et Michael Jackson, et la conscience professionnelle m’appelle vers la petite scène où Sole est déjà à pied d’oeuvre.

 

Figure majeure du hip hop underground et déviant dont le label californien Anticon, qu’il dirige, est l’un des meilleurs représentants, Sole est plutôt rare sur les scènes françaises. Mais son show n’est pas à la hauteur de l’événement. Seul sur scène, il lance depuis son laptop des productions un peu pâlichonnes, qui manquent singulièrement de dynamique et de puissance. Pourtant, je reste suspendu à son débit hors-norme, pris dans les mailles de ses rimes, conquis par son flow haletant et ultra-rapide. Ce type a quelque chose à dire, cela se sent, cela s’entend. Alors je m’accroche à quelques mots saisis au vol, tachant de pénétrer le sens de ses paroles. Il se dégage du personnage une humilité, une force de conviction et un joie sincère d’être là qui le rend attachant. D’ailleurs lorsqu’il quitte la scène, le public encore clairsemé lui réserve une belle ovation aussi inattendue que méritée.

 

Lorsque Nada Surf investit la grande scène, le public se fait plus nombreux. Les américains ont des fans, parmi lesquels je retrouve un vieux pote (venu « uniquement pour les voir ») qui tente de me gagner à leur cause. Il faut bien reconnaître que le trio new yorkais est impeccable sur scène : gros son, puissant et équilibré, mises en place au millimètre… Irréprochables techniquement, ils ont l’art de trousser des mélodies addictives, poppy à mort. Un art du « songwriting » classique mais très efficace et parfaitement maîtrisé. Le top du pop-rock sans doute. Mais à mon goût, leur musique manque de rage, de violence, de larmes et de sueur. Pour moi, le rock, cela doit être sauvage, un peu crassou, pas net sur les bords. Chez Nada Surf, tout est trop bien rangé, les posters des Beatles sont à leur place, pas une chaussette qui traine, un slibard sous le plumard… Trop gentilles, trop lisses, leurs pop songs me font penser à des bluettes inoffensives, des chansons pour jeunes gens trop sages…

 

Quelque part, les Têtes Raides, qui leur succèdent sur la grande scène, incarnent bien mieux le rock’n’roll. Surtout lorsqu’ils lâchent l’accordéon pour des guitares rêches aux fortes réminiscences clashiennes (l’une des premières influences du groupe qui revient régulièrement puiser aux sources de ses premiers amours punk). Les parigots jouent d’abord les morceaux de leur dernier album, citant justement ce punk reggae qu’inventèrent les Clash. Puis viennent leurs classiques, comme cette « Ginette » qu’ils font valser à tous leurs concerts et qui fait danser le public comme un seul homme.
Les Têtes Raides appartiennent à cette famille d’artistes qui, sans jamais mettre d’eau dans leur vin, sont parvenus à fédérer un public, à connaître un succès populaire. Il faut oser, comme ils l’osent ce soir, jouer un morceau de plus d’un quart d’heure qui consiste en la longue lecture d’un texte sombre et difficile (de Stig Dagerman). Une expérience étrange et décalée dans ce contexte festif, où le public est plutôt là pour s’amuser. Parlant de la mort, de la dépression, de la liberté, du sens de la vie, cette lecture génère au mieux un malaise, une gène, et au pire un certain ennui… Pas sur que l’endroit soit approprié pour que l’on puisse apprécier ce texte à sa juste valeur. Mais quelque chose de grave, d’important se dégage de l’instant. Une sorte d’appel à la conscience, à la lucidité…
Plus qu’un concert, les prestations des Têtes Raides sont un spectacle à part entière, mettant en scène le groupe et son chanteur, Christian Oliver, sorte de pierrot lunaire, de clown triste qui n’hésite pas à remuer le couteau dans la plaie. Loin des discours faciles, des prêches à deux sous, ça fait du bien de l’entendre gueuler à propos des sans papiers « expulsez-moi » ou chanter « que Paris est laid, quand il se croit français ». Mais rien de tout cela n’est moralisateur, compassé… A l’image de cet ultime rappel, ou dans un déluge de projecteurs flashy, s’installe un gros beat techno, tandis que Grégoire, le saxophoniste, une énorme slip kangourou passé sur le jean, jaillit sur scène, tel un gros bébé joyeux et bondissant. Rock’n’roll baby !

 

Quelques temps auparavant, sur la petite scène, Shaolin Temple Defenders ressuscitait James Brown le temps d’un concert fiévreux et éreintant. Avec ces bordelais, le temple du Godfather of Soul est bien gardé. Qu’ils s’agissent de relectures des classiques (comme ce « Payback » séminal et ultra efficace) ou de morceaux originaux, les Shaolin tentent de renouer avec l’âge d’or de la soul funk des seventies, à la manière des américaines Nicole Willis ou Sharon Stone. Et l’illusion est parfaite. Boucle de guitares obsédantes, syncope démoniaque, cuivres explosifs, orgue Hammond churchy et chanteur en éruption, tous les ingrédients y sont. Réalisée avec maestria, la recette est bien connue certes mais elle reste indémodable. Cette musique n’a pas pris une ride et le funk bouillant des Shaolin Temple Defenders fait partie de ces petits plaisirs dont aurait bien tort de se priver. Une petite gâterie à l’ancienne, salement funky et irrésistiblement dansante.

 

Rassasié, je préfère sauter les plats suivants, par crainte d’indigestion (il faut dire que l’entrée en matière de Fumuj me coupe l’appétit : chanteur pas charismatique pour un sou, son mal mixé et brouillon, plans déjà vus…). J’en reste donc là, plutôt satisfait du festin. Une bonne adresse ce petit foin…