La musique enregistrée et ses supports, en constante mutation, conditionnent depuis plus d’un siècle nos pratiques d’écoute, et interrogent notre rapport à la technique et à la qualité audio. Prof à l’ESRA de Rennes et consultant spécialiste de l’évolution du son, GILLES RETTEL (ex-guitariste des mythiques Marquis de Sade) revient sur cette histoire plus que jamais en mouvement.

Gilles Rettel : l’histoire de la musique enregistrée commence aux États-Unis en 1877 avec Thomas Edison. Ce dernier crée la première machine permettant d’enregistrer et de réécouter un son : le phonographe, qui fonctionne avec des cylindres. Il faudra ensuite attendre 10 ans pour voir arriver son grand concurrent direct, le gramophone d’Emil Berliner, qui invente tout simplement le disque. Les deux supports vont cohabiter jusqu’à la Première Guerre mondiale, puis le disque triomphera, la production de cylindres étant stoppée en 1927. Raison principale ? Le disque est plus simple et moins coûteux à reproduire. Le procédé par matrice inventé par Emil Berliner est d’ailleurs toujours en usage aujourd’hui.

La qualité d’écoute des premiers disques est plutôt médiocre, non ?

Thomas Edison, dans un article célèbre de 1878, liste les usages qu’il estime essentiels pour sa nouvelle machine : ils sont centrés essentiellement autour de l’enregistrement de la voix et non de la musique. On appelle d’ailleurs aussi le phonographe « talking machine ». Il n’envisage l’enregistrement de la musique qu’en 4e position sur les 10 principaux usages qu’il recense. Étant donnée la qualité médiocre des sons enregistrés à l’époque, on comprend aisément que ce n’était pas l’objectif essentiel pour Thomas Edison : au départ, les premiers enregistrements sont purement acoustiques et mécaniques : la machine qui enregistre est dotée d’un pavillon, qui peut capter uniquement les vibrations sonores devant elle. Au sein des orchestres, les musiciens sont comprimés les uns contre les autres car il faut que tous soient devant le pavillon. Certains instruments, comme ceux à cordes, sont très mal reproduits… L’enregistrement électrique à partir de 1925 marque une vraie rupture. D’un point de vue pratique en studio, le micro remplace le pavillon et l’on n’est plus contraint de regrouper tous les musiciens au même endroit… Lors qu’apparaît l’enregistrement électrique, c’est aussi en même temps l’explosion de la radio, l’apparition du cinéma sonore ou un peu plus tard des juke-boxes. Aux États-Unis, la radio va être un puissant vecteur de diffusion pour la musique : énormément de concerts sont diffusés en direct. Le « concert chez soi », ce n’est pas seulement le disque, c’est aussi la radio.

Quelles vont être les conséquences de l’invention du disque, en termes musical, économique, etc. ?

L’arrivée du disque permet la diffusion à grande échelle de nouveaux styles musicaux (premier disque de jazz en 1917, de blues en 1920, ou encore apparition de la musique hawaïenne, qui va être le style musical le plus vendu aux États-Unis entre 1915 et 1918….). Et tous les métissages que cette diffusion, très vite mondialisée, peut entraîner… L’explosion du jazz aux États-Unis dans les années 30 est à mettre en relation directe avec le boum des ventes de disques à la même période. L’écoute domestique se démocratise. L’objectif d’Edison est d’équiper chaque foyer américain d’un phonographe. Cet essor rapide s’accompagne dès les années 20-30 du développement des labels et de l’industrie musicale : le monde de la musique se structure désormais autour du disque. Dans ce cadre-là, la figure du mélomane change complètement. On commence à voir apparaître des revues musicales, des clubs d’écoute…

Le support « disque » va continuer d’évoluer…

À partir de l’enregistrement électrique en 1925, qui améliore très sensiblement la qualité des enregistrements en studio, on commence à parler de 78 tours. La matière utilisée pour fabriquer ces disques est alors la gomme-laque ou shellac en anglais, un matériau naturel produit par des insectes. Le 78 tours va rester le support de base jusqu’à l’apparition du disque vinyle : en 1948 pour le 33 tours avec Columbia et 1949 pour le 45 tours avec RCA. Mais le passage du 78 tours au vinyle ne se fait pas du jour au lendemain, comme ce qu’on a pu connaître entre le vinyle et le CD : il faut pratiquement 10 ans pour que le 78 tours soit supplanté par le 33. Le premier disque publié par Elvis Presley en 1954 sort par exemple en même temps sur les deux supports.

Peut-on mettre en relation amélioration des techniques d’enregistrement, évolution des supports d’écoute et exigence de l’auditeur en terme de qualité ?

Non et c’est même l’inverse qui se produit, avec un phénomène qui traverse toute l’histoire de la musique enregistrée et des pratiques d’écoute : une innovation technologique va connaître le succès non pas grâce à ses qualités techniques ou sonores, mais uniquement grâce à ses aspects pratiques : parce que plus légère, facile à utiliser, etc. Côté studio, on a pourtant toujours été, quasiment sans exception, vers une plus grande qualité de la captation sonore, avec des sauts qualitatifs importants : le premier magnétophone à bande en 1948, l’apparition du numérique à la fin des années 70… Mais il va se creuser un vrai gouffre entre le studio et les supports d’écoute domestiques. Un exemple frappant : le son stéréophonique apparaît dès 1958, et il faudra attendre 1967 pour que les musiques populaires et des groupes comme les Beach Boys ou les Beatles sortent des albums en stéréo. Le rock et la pop jusqu’à la deuxième moitié des années 60 sont conçus à destination du grand public, pour être écoutés en mono, essentiellement sur des électrophones portables. Il y avait un vrai décalage entre les capacités de la technologie en studio et l’utilisation qui en est faite pour l’écoute.

Une innovation technologique va connaître le succès non pas grâce à ses qualités techniques ou sonores, mais uniquement grâce à ses aspects pratiques

Après le disque vinyle vient le cd, commercialisé dès 1983…

Il ne faut pas oublié avant la Compact Cassette, qui n’est pas une révolution technique en soit mais qui constitue un vrai tournant en terme d’usages. Elle introduit l’enregistrement audio domestique via la cassette vierge et la copie de vinyles. Ce qui préfigure ce qu’amplifieront les cd à graver puis les mp3 : la musique enregistrée devient gratuite et se diffuse hors du circuit commercial… La cassette a dès les années 60 un impact incroyable, alors qu’encore une fois, du point de vue de la qualité audio, c’est une complète régression par rapport au vinyle. Ce support va perdurer pendant plus de 30 ans, et va cohabiter avec le vinyle, puis le CD. Fait intéressant, en 1986, les trois supports cohabitent quasiment au même niveau et représentent chacun un tiers des ventes.

Qu’apporte le CD ? Offre-t-il réellement une plus-value qualitative vis à vis du vinyle ?

C’est un sujet extrêmement délicat et complexe. La vraie évolution fondamentale, c’est qu’on passe au numérique, et donc qu’il y a besoin d’une conversion : il ne s’agit pas d’une perte de qualité mais d’une transformation du son, naturellement analogique, en son numérique. Il y a quelque chose que l’on perd lors de cette conversion sans qu’on puisse clairement exprimer quoi… Notre cerveau est complètement « analogique », et pas fait pour le numérique. Mais ces problématiques sont avant tout liées aux esthétiques musicales. Au vinyle, les amateurs de classique vont préférer le support SA-CD, de très haute qualité, dans une recherche de transparence, de fidélité au son acoustique… on doit avoir l’impression d’être devant les instruments. A contrario des musiques qui utilisent des instruments électriques ou électroniques, et où le son est en partie créé en studio… Dans ces esthétiques, comme le rock, le son était conçu pour un média particulier : le vinyle. D’où notamment les polémiques sur les remasterisations CD dans les années 80-90 : la première remasterisation CD des Beatles en 1987 était une horreur absolue en termes de qualité de son. Mais on ne disposait pas de la puissance des technologies numériques d’aujourd’hui, inimaginables à l’époque.

Pourtant malgré ces progrès technologiques, la musique que l’on écoute aujourd’hui est très souvent compressée, donc de qualité médiocre. Comment expliquer ce paradoxe ?

Attention car il y a là un amalgame très courant : il existe deux types de compression différents, qui n’ont rien à voir. La compression de données informatiques, comme celle utilisée par exemple pour le format mp3, vise à réduire la taille de fichiers, pour favoriser leur stockage et leur circulation sur le web, ce qui forcément entraîne une perte de qualité. Quant à la compression audio-dynamique, il s’agit d’une technique de studio qui permet de booster le son en réduisant dans un morceau l’amplitude, en termes de volume, entre le son le plus faible et celui le plus fort.
Un test simple : si l’on propose à l’aveugle des fichiers son de différentes qualités à un auditeur, on peut penser qu’il ira instinctivement vers celui qui présente la meilleure qualité. Or, et on a quelques pistes et études là-dessus, ce n’est pas du tout le cas. Comment l’expliquer ? Il semblerait que ce soit lié à un problème cognitif, en rapport avec la perception et le traitement des sons par le cerveau : toute compression simplifie le son pour le rendre ainsi plus « audible », plus lisible : il deviendrait par exemple plus facile de suivre une ligne mélodique dans un format plus compressé. C’est une hypothèse, mais c’est une piste qu’il faudra creuser pour résoudre ce mystère : pourquoi les gens continuent à écouter du MP3, alors qu’on dispose de tout ce qu’il faut pour utiliser des fichiers son de bien meilleure qualité ?

Pourquoi les gens continuent à écouter du MP3, alors qu’on dispose tout ce qu’il faut pour utiliser des fichiers son de bien meilleure qualité ?

Quel est votre format de prédilection pour écouter de la musique ?

C’est très caractéristique des pratiques actuelles : ça dépend du lieu et du moment. Dans la même journée, je suis capable d’écouter la radio dans ma voiture, du CD remastérisé de très haute qualité chez moi, mais aussi du MP3 dans les transports en commun. Plus que jamais, il n’y a pas un type d’écoute normé, qui soit le même tout le temps. D’autant plus que se pose la question, fondamentale aujourd’hui, de l’attention qu’on apporte au moment de l’écoute. On se contente trop souvent d’écouter de la musique en fond, avec un son de préférence lisible, audible, donc compressé. Dans ces cas-là, à quoi bon disposer d’un matériel audio de qualité ? Combien de personnes sont capables de stopper leurs activités pendant deux heures et vraiment écouter un album, focaliser toute leur attention sur cette écoute ? Ça devient compliqué car on est dans un environnement qui nous sollicite de plus en plus. Tout le monde en fait l’expérience, notre attention est très diluée, tellement on a de choses à faire et à penser. Cette question de l’attention est au centre des réflexions aujourd’hui, et bien au-delà de la musique. On parle même d’une « économie de l’attention », comme une nouvelle branche des sciences humaines.

Le phénomène du retour du vinyle depuis environ cinq ans serait-il lié à une recherche d’une meilleure qualité du son ?

Je ne vois pas ça comme ça. Déjà la qualité de son du vinyle en elle-même serait discutable. Je lisais récemment un article qui listait tous les problèmes rencontrés aujourd’hui dans la production des vinyles. Il semblerait qu’il n’y ait plus beaucoup d’usines ni de matériel, et la conclusion était que beaucoup de vinyles produits aujourd’hui sont de mauvaise qualité. Cette résurgence du vinyle est plutôt liée à l’objet global, et je parle dans ces cas là d’un « impact sensitif » dans notre rapport à l’objet, via l’aspect visuel, le toucher… Cet impact est beaucoup plus marqué pour le vinyle que pour l’objet CD. L’impact sensitif d’un objet a des répercussions cognitives sur notre rapport à la musique : le fait qu’on puisse sentir, toucher, voir un disque, sa pochette, etc, mobilise davantage de neurones dans notre cerveau, et accroît l’impact que peut avoir la musique sur nous. Dans un autre domaine, une récente étude montre que l’on retient quatre fois plus d’infos quand on lit un texte dans un livre plutôt que sur un écran.

Comment vous voyez l’avenir des supports de musique enregistrée ? Est-ce que le vinyle, le CD, le MP3, le streaming vont continuer à cohabiter ?

Oui, il y aura cohabitation, comme une simple commande sur Amazon permet de le constater aujourd’hui. Pour beaucoup de disques, le site vous livre la musique de trois façons différentes : en streaming, en téléchargement et sur CD. C’est ensuite à l’auditeur de faire son choix, et reste à savoir quelle part prendra chaque canal de diffusion dans les pratiques d’écoute. Mais il est évident que pour une raison purement pratique, le streaming va continuer à s’imposer comme format majoritaire. À partir du moment où, avec un abonnement mensuel, vous avez accès à un catalogue quasi-infini – avec pour certaines plates-formes comme Qobuz un son de haute qualité -, on peut se demander en effet à quoi cela sert de stocker des supports physiques chez soi. À l’avenir, il est probable que l’achat d’un CD, d’un vinyle, soit avant tout pour l’amateur un signe d’encouragement et de soutien par rapport à l’artiste. Pour moi, le support physique ne disparaîtra pas, notamment en raison de la notion d’impact sensitif que j’évoquai tout à l’heure, et de ses répercussions cognitives sur notre rapport à la musique.