Marina Guittois publiait en avril Arthur et Zazou, un livre destiné notamment aux enfants sourds. Une première supplémentaire pour cette pionnière, experte reconnue de l’accessibilité dans le domaine culturel.

Pouvez-vous nous présenter Arthur et Zazou ?

Il s’agit d’une collection de livres jeunesse, prévue en quatre tomes, qui s’adresse à tous les enfants, sourds, entendants, en apprentissage ou en difficulté de lecture. Ce sont des livres « faciles à lire et à comprendre » (FALC). Cette méthode rédactionnelle implique un choix de polices, de contrastes, de mots concrets, etc. qui facilite l’accès à la lecture. Cette collection vise aussi à démocratiser la langue des signes française (LSF). Le fil conducteur est une histoire, dont sont extraits quatorze mots. Ils constituent un lexique pour apprendre la LSF. Grâce à une application de réalité augmentée, via un téléphone ou une tablette, les deux personnages du livre prennent vie sous forme d’avatars 3D, qui montrent à l’enfant comment effectuer en LSF les mots du lexique.

Comment est né ce projet ?

Il y a un besoin. Chez les sourds de naissance, on trouve 50 à 80% d’illettrisme. Pour ces enfants, la compréhension et l’apprentissage du français écrit nécessitent une méthode appropriée. Par ailleurs, j’interviens auprès d’enfants en difficulté de lecture. Les parents me disaient qu’il était compliqué de trouver des livres adaptés. Aujourd’hui, il existe soit des livres pour apprendre la langue des signes française, plutôt sous format dictionnaire, soit des histoires en FALC ; mais pas de livre intégrant ces deux aspects ainsi qu’un prolongement en réalité augmentée. C’est une première.

Ce n’est pas une petite entreprise…

Je suis l’auteure des textes mais beaucoup d’intervenants collaborent au projet : la maison d’édition Inclood (spécialisée dans les livres bilingues français/LSF), un développeur web pour les avatars, une comédienne sourde qui interprète la partie lexique, une coach LSF qui valide tous les signes…

Cette initiative représente une pierre de plus dans votre parcours déjà bien rempli…

J’ai démarré par le secteur touristique : en 1999, j’étais médiatrice du patrimoine à l’office de tourisme Vallée de Haute-Mayenne. Un jour, j’ai animé une visite guidée pour 40 personnes sourdes, j’ai dû travailler avec une interprète. J’ai eu la sensation de perdre l’interaction avec mon public. Et je me suis demandé : « Et si c’était moi qui était sourde, mal-voyante ? Devrais-je arrêter d’aller voir des expos ou des spectacles ? » Alors je me suis formée à la LSF, pendant quatre ans. Puis j’ai continué avec l’audiodescription, le FALC… Je me suis petit à petit spécialisée pour intervenir auprès du public en situation de handicap.

Puis en 2010, vous créez votre activité de formation

Il s’agissait de transmettre mon savoir-faire, pour accompagner les lieux touristiques et culturels (théâtres, festivals, musées…) dans une meilleure prise en compte des publics en situation de handicap. Il y avait un manque, une méconnaissance de ces publics-là. Ils étaient laissés pour compte. Mon activité a pris de l’ampleur, je collabore aujourd’hui avec plusieurs assistantes. Mon cœur de métier, c’est la formation et l’accompagnement de projet, pour mieux aborder les publics empêchés ou en situation de handicap. J’effectue aussi de la sensibilisation en milieu scolaire, de l’audiodescription de spectacles, de la rédaction en FALC… Et cela un peu partout en France : dans le Grand Ouest, en Touraine, en Occitanie, ou encore à la Réunion…

 

© Florian Renault

Comment peut-on concrètement faciliter l’accès à la culture des personnes handicapées ?

L’inclusion passe par l’accessibilité universelle : permettre à chacun d’assister à un spectacle, à une visite, au même titre qu’une personne qui ne présente pas de difficulté. On pense l’usager dans toute sa dimension : les normes du bâtiment, la formation du personnel, le déplacement et l’information en autonomie (signalétique, supports de communication, vidéos en langue des signes, etc.), et bien sûr une programmation de spectacles adaptée, sinon, ça ne sert à rien.
Parmi les dispositifs d’adaptation existants, il y a l’audiodescription pour les non et mal-voyants. Ils sont reliés avec moi par un casque, et je leur décris en direct la scène, les décors, les costumes, en complément des prises de parole des comédiens. Il y a aussi l’intégration de la langue des signes française dans les spectacles, dont le chansigne. Un sourd ressent la musique par les vibrations mais ne comprend pas les paroles. Là, on interprète les paroles d’une chanson en langue des signes au rythme de la musique. Le « chansigneur » est sur scène, à côté de l’artiste. On peut aussi citer les boucles à induction magnétique : un système d’amplification pour certains appareils auditifs…

Et le public en situation de handicap apprécie ?

Oui, cela permet à ces personnes un accès aux lieux de culture, qui leur étaient fermés jusqu’à maintenant. Au Théâtre de Laval que j’ai accompagné dans une démarche d’accessibilité, nous avons de très bons retours, tant pour les spectacles en langue des signes que de la part du public malvoyant. Très peu de sourds se rendaient au festival Au Foin de la Rue les premières années où il a proposé des concerts en chansigne. Aujourd’hui, ce public vient de tous les départements alentours. À Nantes, au festival Handiclap, j’audio-décrivais pour 10-15 personnes au début. J’y décrirai bientôt un spectacle de danse : il y a déjà 40 inscrits ! En Mayenne, le festival Les nuits de la Mayenne m’a commandé ma première audiodescription en 2015. Depuis, nous en proposons trois par an…

On constate donc des progrès localement… Et au niveau national ?

Il y a encore beaucoup de chemin à parcourir, mais il y a un vrai intérêt du milieu culturel. En trois ans, j’ai multiplié par quatre ou cinq les commandes des musées et lieux culturels. J’interviens aussi au sein de la licence professionnelle médiation culturelle, à l’université du Maine pour former les futurs professionnels de la culture…

La réglementation a-t-elle fait avancer les choses ?

Oui et non. La loi sur l’accessibilité de 2005 inscrit l’accès des personnes handicapées aux lieux publics comme un droit. Elle prend en compte les normes du bâtiment, mais elle n’impose pas de dispositifs techniques, de programmation adaptée… C’est ridicule de rendre un bâtiment accessible, si derrière le personnel n’est pas formé. Je défends une prise en compte globale. En fait, j’interviens sur tout ce que la loi n’a pas envisagé : les outils et l’humain.

Pour en savoir plus : Culture et handicap. Guide pratique de l’accessibilité.
Article paru dans le dossier « Handicap : la culture pour tous » du numéro 70 du magazine Tranzistor.