Fascinée par les illusions qui confondent virtuel et réel, cette « artiste-chercheure-ingénieure » est depuis deux ans aux commandes de Recto VRso. Un satellite du salon Laval Virtual, qui explore les nouveaux espaces de création ouverts par la réalité virtuelle aux artistes. Rencontre avec une geek revendiquée, fan absolue de Giacometti.

Ambiance ruche dans un bureau en open space du Laval Virtual Center ; à près de deux mois de la 21e édition du 1er salon mondial dédié à la réalité virtuelle, la pression monte doucement. Pas de quoi altérer la disponibilité et l’enthousiasme chaleureux de Judith Guez, qui nous guide dans les travées de ce bâtiment de plus de 3 000 m2. Impressionnant mais accueillant, ce vaisseau de verre, de bois et d’acier est bardé de matériel dernier cri. Dans ce « hub international » aux espaces de travail high tech se croisent collaborateurs de Laval Virtual, chercheurs du laboratoire Clarté, étudiants d’Arts et Métiers de ParisTech, co-workers en mode start-up… Ici on cause couramment idéation, réalité augmentée, logiciel Unity3D, applications cross-platform… « Pas d’inquiétude » rassure notre hôte, l’œil rieur, lorsqu’on lui fait part de nos lacunes en matière de technologies numériques, « j’ai l’habitude d’enseigner et de vulgariser ! »

Vous vous définissez comme artiste-chercheuse, vous avez mené de concert études artistiques et scientifiques… Entre art et recherche, vous n’avez pas voulu choisir ?

Ma mère était psychologue. Mon père architecte et peintre. La réalité virtuelle a beaucoup à voir avec la perception, la psychologie, l’espace, l’image… J’ai peut-être fait une synthèse de tout cela ? Dès toute petite, lorsque je visitais des expositions, les œuvres qui m’intéressaient le plus étaient celles qui jouaient avec la perception, celles qu’on pouvait manipuler, celles qui impliquaient de façon active le spectateur… J’aimais aussi observer comment les gens regardent une œuvre, quelle relation se tisse entre une œuvre et celui qui la reçoit. C’est toujours cette question qu’interroge mon travail aujourd’hui. J’adorais dessiner. Les études d’art me semblaient plus ouvertes. J’ai opté pour une licence d’arts plastiques. Mais la rigueur des sciences me manquait. J’ai toujours aimé comprendre comment les choses marchent, démonter une télé pour analyser son fonctionnement, etc. J’ai alors bifurqué vers un master en sciences de l’ingénieur. Là, j’étais dans le dur : j’ai mangé de la robotique, de la mécanique de pointe, de l’intelligence artificielle, avec des équations longues comme ça… Mais je rêvais toujours d’une formation qui associerait art et science. Et j’ai fini par la trouver à l’université Paris 8, où j’ai suivi un master Art et technologie de l’image, piloté par l’Inrev. Un labo créé par des pionniers en matière d’image numérique et de réalité virtuelle, comme Michel Bret ou Marie-Hélène Tramus, qui seront présents d’ailleurs à Recto VRso cette année…

Vous initiez alors un travail de recherche sur les illusions entre le réel et le virtuel…

C’est le sujet de ma thèse de doctorat, que j’ai soutenue en 2015. J’ai toujours été passionnée par la notion d’illusion. Une simple illusion d’optique pousse à s’interroger sur notre perception du réel : ce qu’on appelle réalité n’est que ce que nos sens et notre cerveau perçoivent du monde. Lorsqu’on est bluffé par un tour de magie, on se sent déstabilisé, surpris, émerveillé… Et cela nous procure du plaisir : généralement on en redemande ! J’ai travaillé pendant quelques mois dans un laboratoire de cyberpsychologie au Canada. L’objectif était d’aider des personnes phobiques à vaincre leur peur des araignées ou de l’avion, via la réalité virtuelle. L’ effet de présence généré par le dispositif expérimenté était tel que les patients oubliaient totalement qu’ils participaient à une simulation : ils vivaient réellement ce qui leur arrivait virtuellement. La puissance de cette illusion m’a donné envie de creuser cette question de la confusion entre réel et virtuel…

Pourquoi avoir mené cette recherche dans le champ artistique, plutôt que scientifique ?

Parce que cela permet de se libérer des protocoles, de la lourdeur de la discipline scientifique, de décloisonner les domaines… Ma thèse m’a amenée à confronter histoire de l’art, philosophie, psychologie, sciences cognitives, réalité virtuelle, etc., pour expérimenter des installations associant environnements réels et virtuels, interaction tactile et sonore… Plusieurs de ces installations, comme Lab’Surd, sont présentées régulièrement en festivals, salons… Une autre, La chambre de Kristoffer, est associée à un spectacle qui a beaucoup tourné, de la compagnie de théâtre Ex voto à la lune. J’ai aussi mené pendant cinq ans un travail de recherche-création autour de la langue des signes, avec notamment la metteure en scène Clara Chabalier, qui a abouti à Cassandre, un spectacle intégrant un acteur artificiel en réalité virtuelle…

À l’image de l’invention du cinéma ou de l’enregistrement sonore, on ne soupçonne sans doute pas encore toutes les potentialités de la réalité virtuelle…

Dès les années 1980 et les premiers casques de réalité virtuelle quelques années plus tard, des artistes ont utilisé ces nouveaux médiums. On pourrait citer parmi ces pionniers l’Américain Jeffrey Shaw, le Français Maurice Benayoun ou la Canadienne Char Davis. On pourrait même remonter aux années 20, à Marcel Duchamp et son œuvre Rotary Glass Plates, qu’il fallait actionner par une manivelle. L’art participatif et environnemental dans les années 1950 interroge le rapport à l’œuvre,  qui  n’est  plus passif : il y a interaction avec le spectateur. Dans les années 60, Julio Le Parc et les artistes du Grav (Groupe de recherche d’art visuel) cherchent à « développer chez le spectateur une forte capacité de perception et d’action ». En jouant sur les sens, ils les sollicitent dans une relation plus sensible et profonde, et revendiquent leur volonté de désacraliser l’art, de le rendre ludique… C’est une des voies les plus intéressantes ouvertes par la réalité virtuelle, qui par essence joue sur l’interaction : on est présent dans l’œuvre, qui réagit en temps réel au comportement du spectateur. Cela crée un rapport très fort. La « seconde interactivité » permet même aujourd’hui de rencontrer une entité vivante, à l’intelligence autonome, avec laquelle la relation et la communication sont totalement imprévisibles, et qui par-là échappe même à son auteur. Le spectateur, par son action, « réalise » l’œuvre qui, au fil du temps, évolue, s’enrichit de ces échanges…

Installation "Lab'surd" créée par Judith Guez

L’installation « Lab’surd », créée par Judith Guez

Vous parlez d’un art qui se vit…

La réalité virtuelle permet de dépasser toutes les limites de la réalité physique, en transformant notre perception du temps et de l’espace, en altérant nos sens, en créant des mondes infinis, hyperréalistes ou imaginaires, dans lesquelles on est complètement présent, via la vue, mais aussi l’ouïe (avec le son binaural), le toucher, notre corps… Une expérience totale. Cela ne veut pas dire que l’expérience est moins forte avec d’autres médias tels que le livre ou la vidéo. Tout est dans la manière de trouver la bonne recette pour plonger dans l’imaginaire ! Plusieurs œuvres questionnent aussi l’altérité et l’empathie : voir le monde à travers le regard de l’autre, vivre « dans sa peau », peut permettre de mieux le comprendre.

La démocratisation récente des casques de réalité virtuelle a sans doute développé leur appropriation par les artistes ?

Depuis trois ou quatre ans, c’est l’explosion. On retrouve de plus en plus d’initiatives dans le spectacle vivant, afin d’hybrider les domaines… L’art numérique investit les galeries, les centres d’art, les lieux prestigieux comme le Grand Palais… Les musées utilisent de plus en plus la réalité virtuelle comme outil de médiation, pour permettre par exemple l’immersion dans un tableau. Mais aujourd’hui, avec la vidéo 360°, ce sont les artistes venus du cinéma et de la vidéo qui bouleversent le monde de la réalité virtuelle, auquel ils apportent leurs modes de production, leur moyens économiques, leur sens de la narration… Plusieurs projets, portés par des équipes issues du cinéma comme Scream VR ou Sens VR, seront exposés cette année à Recto VRso, et d’autres au sein du salon Laval Virtual.

Vous êtes l’initiatrice et la coordonnatrice de ce projet. Comment est né Recto VRso ? Avec quelles envies, quels objectifs ?

Je rêvais d’un lieu mixte, détaché de toute institution, où pourraient coopérer artistes, chercheurs, ingénieurs, développeurs… J’ai exposé en 2008 à Laval Virtual, où je suis ensuite revenue plusieurs fois. Au moment où le Laval Virtual Center était en réflexion, j’ai soumis cette idée à Laurent Chrétien, directeur de Laval Virtual, qui a tout de suite été convaincu. L’objectif est de faire de ce lieu un espace de création et d’expérimentation où pourraient être accueillis des artistes et des chercheurs en résidence. Recto VRso est l’acte 1 de ce projet. Une exposition qui réunit seize artistes internationaux, connectée directement au salon. Avec en parallèle, un parcours artistique dans la ville, qui cette année accueillera des œuvres d’étudiants ou de jeunes artistes pour qui cet événement sera aussi un lieu de rencontre, de mise en réseau… La 1re édition en 2018 avait rassemblé 5 000 visiteurs et des artistes ou chercheurs de premier plan, que jamais je n’aurais espéré pouvoir réunir. Pour cette 2e édition dont j’assure la direction artistique, nous investissons un nouveau lieu, le musée des sciences, le programme du parcours dans la ville s’étoffe… On dirait bien que mon rêve est en train de devenir réalité !

Du 8 mars au 26 avril, exposition au Théâtre de Laval.