Le casque et la plume. Les oreilles et le ciboulot. Ce sont les premiers outils du critique musical. Un drôle de boulot d’ailleurs, que RICHARD ROBERT n’en revient toujours pas d’exercer, après près de quinze au magazine les Inrockuptibles. Remarquable, tant par la justesse de ses « mots » que par l’étendue panoramique de ses goûts, cet amoureux sans borne de la chose musicale tente ici de préciser les contours un peu flous de cette activité étrange : écrire sur la musique…

Figure discrète de la critique musicale, il est une référence pour tous ceux qui apprécient son érudition modeste, le « souffle long » qui traverse ses écrits et cette langue singulière, mélodique, qui semble s’accorder sur mesure à la musique qu’elle décrit. Loin de la logorrhée tristement banale de certains chroniqueurs musicaux et de la hype branchouille parisienne, Richard Robert nous parle de musique et de son métier avec une gourmandise et une passion communicatives.

Richard Robert : Ça va ressembler à un gros pléonasme, à une évidence mais, lorsque j’écris à propos de musique, j’essaie de parler de musique ! (rires). C’est très basique mais ça n’est pas si évident de cerner en quelques mots la réalité d’un oeuvre musicale. J’évite de m’attarder sur ce qui entoure la musique parce qu’au fond ça n’est pas tellement le sujet. J’essaie vraiment de me poser la question de qui me parle, que me dit-on, comment, pourquoi, d’où ça vient ? Il ne s’agit pas de parler de soi, de se mettre en scène. Le sujet de la chronique, ça n’est pas celui qui l’écrit. Ce sont les artistes que l’on met en lumière, pas nous.

L’exercice de la critique exige une certaine humilité ?

Nous ne sommes pas les héros de l’histoire. On est juste là pour passer les plats. De préférence, il faut mieux que ça soit de bons plats, et qu’on les fasse passer de la meilleure façon possible. Une chronique est une oeuvre, dans un certain sens… Mais il ne faut pas oublier qu’un article est éphémère. Ce sont des choses qui passent. Nous sommes des passeurs, qui ne faisons que passer…

Tu parles du risque de parler de soi, mais il y a aussi celui de faire des bons mots, de privilégier le style au sens, de se faire valoir, genre : « regardez comme j’écris bien » ?

Parfois c’est bien de sortir un bon mot ou deux. Mais autant que possible, s’il peut y avoir un sens dans le petit édifice critique que l’on essaie de monter, c’est mieux. Se regarder écrire, c’est un piège dans lequel je suis tombé au début, avec l’idée que la critique était une sorte d’oeuvre d’art en soi, de geste créateur flamboyant… (rires). Avec le temps, j’ai appris une certaine forme de retrait, d’effacement…

Pour toi la chronique n’est pas l’expression d’un ressenti, d’une subjectivité ?

L’objectivité, ça n’existe pas. Au contraire, j’aime, lorsque je lis une chronique, sentir qu’il y a un sujet derrière, un être qui pense et qui ressent. Je n’ai pas forcément envie de savoir dans le détail quelle est sa vie, etc. mais de sentir que c’est passé par lui pour venir jusqu’à moi. Il m’arrive assez souvent de lire des chroniques où je ne vois pas à travers quoi c’est passé, à travers quel filtre, quelle sensibilité… On se doit tout de même d’avoir une grille de lecture, des critères de « jugement » ou en tout cas d’analyse. La subjectivité donc, elle marche à plein. Mais il faut partir de la musique elle-même, de l’objet dont on parle… Ne pas partir de soi. Ne pas parler de l’effet que la musique nous fait. C’est un travers dans lequel on peut tomber facilement : « ah la la, qu’est-ce que ça me fait… ». Ce serait quand même prendre en otage les musiciens. Comme si l’objet de leur musique serait de faire écho à nos vies personnelles, je ne crois pas à ça…

Aujourd’hui chacun, via un fanzine ou qui plus est, via internet, peut s’improviser critique… Est-ce que tout le monde, selon toi peut être critique ou bien cela exige-t-il une certaine légitimité, ou tout du moins un certain savoir, une expertise ?

La « sélection » ne s’opère pas sur la question professionnel/amateur. Elle se fait entre ceux qui pensent vraiment ce qu’ils font et ceux qui sont là uniquement pour donner leur opinion. Après « expertise », ça n’est pas un mot que j’adore parce qu’il renvoie à tous ces spécialistes, toujours les mêmes, que l’on voit partout, sur tous les plateaux de télé… mais il est juste. Il faut tout de même atteindre une certaine forme d’expertise avant de pouvoir parler d’une musique. J’ai mis des années avant d’écrire sur les musique latines, par exemple, les musiques cubaines, brésiliennes… C’était vraiment un monde nouveau pour moi, qui en même temps ne cessait de me ravir et de m’apporter des richesses incroyables. Ces musiques ont énormément contribué à m’affiner les oreilles, parce que ce sont des musiques très musicales, si je peux dire ça comme ça… J’ai pris le temps parce qu’il me semblait que je ne pouvais pas me poser en expert du jour au lendemain. Il fallait que je baigne dedans, que j’en prenne plein les oreilles, que je fasse mon apprentissage. En l’occurrence, je ne vis pas à Cuba ni au Brésil mais j’y suis allé plusieurs fois. Cela aide aussi. Sinon, le seul moyen de d’étendre ses connaissances, c’est écouter, d’écouter, de découvrir, et puis il y a un moment tu te dis : « bon là je commence à avoir un bagage, à comprendre les choses… »

Peut-on écrire sur la musique sans être soi-même musicien ?

Plus ça va plus je pense que ça serait bien que les critiques soient musiciens. Je pratique la musique de manière amateur depuis que je suis gamin. Je pense que cela aide vraiment à discerner ce qui il y a de singulier dans une musique. Ce n’est pas que je cherche à tout prix la nouveauté absolue mais la singularité oui, y compris dans des formats très rebattus. Sentir l’étincelle, la patte originale de quelqu’un derrière une musique : je pense que le fait de jouer soi-même permet de décrypter un peu ça. Je ne peux donc qu’encourager ceux qui veulent écrire sur la musique à mettre les mains sur une guitare, un piano ou même un ordinateur. Sans parler d’études de musicologie poussées, mais juste avoir un contact direct avec le sujet sur lequel on écrit, avec cette matière-là, pour savoir comment on la pétrit, on la transforme…

La critique implique-t-elle selon toi une notion de jugement, d’évaluation ?

C’est un travers que je n’évite pas moi-même : distribuer les bons et les mauvais points. Mais une chronique ne peut pas se limiter à ça, sinon on termine en petit juge. Forcément, les magazines sont aussi des guides d’achat pour les consommateurs de musique qui les ouvrent en se disant « qu’est-ce que je vais mettre dans mon panier ? ». Mais le jugement, le côté « école des fans », on met une note 6, 7 sur 10, comme le font de plus en plus de magazines, qu’est-ce que ça veut dire ? Je n’ai pas une formation de prof. Un disque, ce n’est pas un devoir avec des bonnes et des mauvaises réponses. Il y a des disques pas très aboutis, qui finalement contiennent plus de musique que des parfaits petits objets dont tu as fait le tour au bout d’un mois. C’est une pratique très réductrice, qui fige tout. Comme tous ces tops, ces palmarès de fin d’année ou la tendance des magazines à réduire de plus en plus la taille des chroniques. Il y a quand même des disques qui nécessitent qu’on explique d’où ils viennent, dans quel contexte ils sont nés… On finit par faire de la formule qui claque et qui relève plus du langage publicitaire ou du trait d’humour que de la pensée critique.

Qu’attends-tu, en tant que lecteur, d’une critique de disque ?

Ce que j’attends d’une chronique, c’est qu’elle me donne du grain à moudre, qu’elle me donne envie de réfléchir, de découvrir une autre façon d’écouter de la musique. Cela peut aussi être l’expression d’une sensibilité, comme lorsque tu lis un bouquin d’un écrivain, quelqu’un qui te montre une nouvelle façon de voir le monde et qui t’apporte un éclairage nouveau sur les choses. Ecouter de la musique, c’est aussi regarder le monde à travers elle. Ça peut couvrir un champ d’expression qui dépasse d’assez loin le simple compte-rendu de l’actualité musicale. Je ne prétends pas que chaque chronique que j’écris ouvre sur un monde incroyablement vaste, mais j’essaie autant que possible de sortir de ma chambre de mélomane et de voir aussi comment un musique résonne au-delà d’un haut parleur, comment elle résonne dans le monde. C’est un peu amitieux de dire les choses comme ça mais si la musique m’a autant plu, c’est aussi parce qu’elle dit des choses qui vont bien au-delà de son propre champ. C’est le reflet de la vision du monde de celui qui l’a créée. Pour prendre l’exemple de types comme Robert Wyatt ou Leonard Cohen que j’aime beaucoup, il n’y a pas besoin d’écouter longtemps leurs chansons pour comprendre qu’ils ont un regard sur le monde qui est extrêmement singulier, extrêmement personnel… Et ça se reflète dans leurs textes, leurs compositions…

Comment choisis-tu les disques que tu chroniques ? Est-ce qu’il t’arrive d’écrire sur des disques que tu n’as pas aimés ?

La majorité des disques à propos desquelles j’ai écrit, je les ai choisis. Les Inrocks ne m’ont jamais imposé d’écrire sur tel ou tel artiste. Je me consacre à ce que j’aime plutôt qu’à ce que je n’aime pas. Dire du mal, c’est sans doute plus facile, ça court plus vite sous les doigts… C’est beaucoup plus difficile de comprendre pourquoi on aime quelque chose. Ça demande d’aller profondément dans l’oeuvre en question et aussi en soi d’une certaine façon, un travail d’introspection. Ça interroge des choses personnelles qu’il faut arriver à éclaircir.

Quel regard portes-tu sur la presse musicale en France ?

Franchement, ça n’est pas très glorieux. Je ne parle pas en terme de contenu mais en terme de situation économique et de pluralisme. Il y a plein de petits canards qui ne sont pas forcément inintéressants, mais je trouve qu’il y a un manque de largeur de vue. On assiste à une phénomène de spécialisation des magazines et des journalistes : untel ne parle que de pop, untel que d’electro… Il y a un phénomène assez général de rétrécissement du goût qui me semble aller à l’encontre de ce que devrait être l’esprit critique de base. On parle de « critique musical »… Musique, ça recouvre quand même des expressions on ne peut plus variées. Je comprends qu’on ait des goûts qui puissent nous porter vers tel ou tel genre, mais enfin si vraiment on est amoureux de la musique, il y a un moment où tous ces murs s’écartent un peu. Rester toute sa vie un fan de rock, j’ai rien contre mais enfin, je parle pour moi, j’aurai un peu étouffé. Cela me semble vital d’entretenir une certaine forme de fraîcheur d’esprit. Cela aide aussi peut-être à mettre du sang neuf dans son écriture, parce que chaque musique demande une approche et une analyse différentes…

La musique circule toujours plus par Internet. Quels incidences peut avoir ce média sur la presse musicale et la critique en général ?

L’inconvénient avec un journal, ce qu’on a l’obligation de parler de l’actualité, de ne pas être en retard. Le net permet, ou plutôt pourrait permettre, de prendre un peu plus de liberté avec ce rythme trépidant de l’actualité. Je rêverais de pouvoir parler des choses avec du recul, de voir comment tel ou tel disque résiste au temps. Mais, j’ai l’impression au contraire que le net a encore accéléré ce rythme : il faut être le premier à découvrir la page Myspace de bidule… Parler de quelqu’un qui n’a pas une actu récente, c’est impossible, saut cas exceptionnel. Lorsque Leonard Cohen, si je reprends son exemple, ne sort pas de disques pendant six ans et bien on ne parle plus de Leonard Cohen. Effectivement si on parlait toujours des disques six mois après leur sortie, ça risquerait de poser problème. Mais je pense que les lecteurs ne sont pas tous des bouffeurs d’actu. J’ai la naïveté de croire qu’ils préférons un article bien senti qui paraît trois mois après la sortie d’un disque, plutôt qu’un truc écrit à la va vite, pas abouti…

Alors qu’on annonce depuis quelques années la mort du disque, les magazines continuent d’accorder beaucoup de place aux chroniques d’albums. Cette situation n’est-elle pas un peu paradoxale ?

Peut-être qu’il va y avoir un basculement un moment. En tout cas pour l’instant, c’est étonnant de voir que toute la presse musicale et même internet se basent encore énormément sur l’album. L’objet disque : le « vrai » disque pressé et sorti sur un label, reste nécessaire pour que le travail d’un musicien puisse être critiqué. Pour le coup, on va moins vite que le musique. Mais la mort du disque, je n’y crois pas complètement. Peut-être que lorsque les dernières générations qui ont connu le disque vont disparaître, on basculera alors véritablement dans autre chose. Cela risque alors de remettre en cause en profondeur le monde de la musique et la profession de critique. Difficile de savoir ce qui va arriver… Mais, au final, la seule chose qui m’importe, c’est que la musique existe encore.