Comment pratiquer son art quand les mesures sanitaires empêchent tout accès au public ? Le musicien Vincent Ruche (avec l’aide de Graham Bell, inventeur du téléphone) a imaginé Les Bouffées d’art et embarqué 23 artistes dans cette aventure.

Olivier Hédin est conteur, Catherine Bossard est comédienne, Vincent Ruche et Lise Moulin, alias Bretelle et Garance, jouent et chantent sur scène. Tous sont artistes et chacun jongle avec les spectacles du moment, les créations en cours, les projets à monter et les rêves à faire grandir. Depuis toujours, la vie d’artiste, leur vie d’artiste est ainsi faite. Jusqu’à l’annonce de la mi-mars et ces mots compréhensibles par les citoyens qu’ils sont, mais inconcevables pour les artistes qu’ils demeurent : « distanciation sociale », « confinement », « regroupements interdits »…

Chacun réagit différemment. Catherine est désemparée, sans le moteur de la création, le sel des rencontres, l’énergie des tournées… Le trac, la dose sensorielle et émotionnelle que lui procure son métier lui manquent. Olivier ressent l’urgence de garder le lien avec ses concitoyens de la Chapelle-au-Riboul, et chaque midi, il scotche un nouveau récit de son Voyage en pays ordinaire sur la vitrine de la boulangerie et du café du village. Stoppé en pleine tournée, Vincent phosphore : « comment retrouver notre place d’artiste, la seule qui vaille et nous fait artistes : au milieu des gens ? Et comment les atteindre, vite, alors que le confinement interdit le contact et attise son besoin ? »

Y a l’téléfon qui son

Le téléphone s’impose immédiatement comme une solution : « C’est un outil neutre, que tout le monde possède. Et puis le son développe un imaginaire particulier. J’avais envie de quelque chose de très simple, une relation qui ne soit pas parasitée par les aspects techniques des plateformes de visioconférence, type Skype ou Zoom. »

Vincent sollicite des artistes amis, de Mayenne et d’ailleurs, et leur explique en quelques mots cette idée simple : des performances artistiques par téléphone, un format court (10 à 30 minutes), gratuité pour le public, pas de rémunération des artistes (car complexe à mettre en œuvre dans l’urgence), autonomie de chaque intervenant pour organiser son agenda. Nom de baptême : Les Bouffées d’art.

Quatorze artistes disent banco, bientôt rejoints par une dizaine d’autres.

« La proposition de Vincent, soudain, me disait que quelque chose était possible. Et donnait du sens à ce temps qui n’était plus perdu. Je me suis remise en création ». Catherine est enthousiasmée par le dispositif du téléphone, en réaction à ce trop-plein d’images, à cet écran devenu compagnon mais aussi synonyme du confinement. La comédienne rennaise imagine une « randonnée-canapé », à Origné en Mayenne, à partir d’une carte trouvée dans sa bibliothèque (elle n’y a jamais mis les pieds, mais chut, c’est un secret !) et s’improvise guide avec force bruitages, rencontres inopinées hilarantes en chemin.

« Le téléphone, c’est entrer chez les gens et leur parler au creux de l’oreille »

Bretelle et Garance revisitent leur répertoire et adaptent plusieurs de leurs chansons, pour une interprétation a capella qui sera moins soumise à contorsions et distorsions pour passer par l’étroit fil du téléphone.

Vincent bâtit un site internet à l’esthétique sobre et claire, d’une utilisation enfantine pour le public. En un clic, vous réservez votre bouffée de poésie, de chanson, de lecture, de conte, d’objet artistique non identifié. Et à l’heure dite, le téléfon son, un artiste au bout du fil.

« Nous vous attendions »

Accrocher le public, à l’aveugle, sans le recours d’un regard ou d’un geste, était pour tous chose inédite. Olivier Hédin remercie sa première auditrice, une « mamie du Gard », si expressive dans ses soupirs, ses silences, ses commentaires à l’écoute de son récit : « En tant qu’artiste de rue, je sais capter par l’œil, l’apostrophe, l’image poétique mais là, je ne savais pas faire. Elle était si près du téléphone que je l’entendais sourire, et c’est elle qui m’a mis en confiance, qui a fait mes réglages, pour toute la suite. »

Bretelle et Garance ont eu besoin de s’ajuster aussi. « Nous avons gagné en délicatesse dans la manière d’arriver chez les gens. Les premières fois, nous mettions trop d’exubérance, trop d’énergie, comme pour compenser l’absence d’accroche visuelle. Alors que c’est le contraire qu’il fallait faire : le téléphone, c’est entrer chez les gens et leur parler au creux de l’oreille. » Lise et Vincent ont également dû expérimenter, bidouiller micros et amplis pour optimiser la qualité sonore de leurs prestations.

L’initiative rencontre un succès immédiat. Vincent reconnaît, dans les commentaires postés sur le site, des habitués des salles de spectacle mayennaises, mais aussi des inconnus, venus par le bouche à oreille ou par des cadeaux de Bouffées que s’offrent des amis entre eux. En ce premier mois d’existence, depuis le 6 avril, plus de 700 Bouffées d’art ont été délivrées. Les retours du public sont élogieux et plein de gratitude pour ces instants volés, gagnés au confinement.

Catherine, comme tous les artistes participant à l’aventure, est saisie par l’intimité et la proximité qu’offre le téléphone, malgré (ou grâce ?) à ce son imparfait, pas propre, bricolé. On confirme, pour l’avoir vécu : lors de la randonnée téléphonique que propose la comédienne, on marche littéralement dans ses pas. Et quand la Bouffée s’arrête, on se surprend à guetter par sa fenêtre les deux personnages rencontrés en chemin : la voisine trop curieuse derrière son rideau, la Citroën Visa GT de Lambert qui monte la côte… Pas de bémol, pas de rabais dans ce moment artistique à part entière.

Lise parle d’un sentiment d’utilité que la scène n’offre pas toujours avec la même générosité. « On parvient à capter des indices sur l’isolement des personnes, leurs attentes. Les gens nous disent : « Nous vous attendions ». J’ai le sentiment de servir à quelque chose, de faire du bien. C’est très gratifiant. »

 

Bretelle et Garance, lors d’une Bouffée d’art. © Bretelle et Garance

La vie après ?

Aujourd’hui, les initiateurs de cette expérience, qu’ils imaginaient éphémère, s’interrogent sur son avenir. Si le déconfinement s’amorce enfin, la période qui s’ouvre reste dangereusement indécise pour les artistes : l’été sera meurtrier pour les festivals, et beaucoup de lieux de spectacle craignent de ne pas rouvrir leurs portes en septembre prochain.

Une première chose est sûre, cependant : les Bouffées d’art continuent jusqu’à fin juin, les artistes sont partants. Reste à trouver un modèle économique qui permettrait leur juste rétribution. Spontanément, le centre culturel Le Kiosque à Mayenne a apporté à l’initiative un soutien financier, qui viendra supporter les coûts de gestion du site internet.

Et si cette idée, née dans l’urgence, devenait une proposition artistique dont pourraient se saisir l’automne prochain les saisons culturelles et théâtres ? Ceux-ci offriraient ainsi à leur public une prestation artistique originale, tout en contribuant à la rémunération des artistes.

Olivier Hédin s’en remet à Georges Perec, son compagnon de route, et aux ressources des gens du spectacle : « Perec a écrit un livre, La Disparition, sans la lettre « e ». Tu imagines ? Je crois aux vertus de la contrainte pour stimuler l’imagination. Nous devons inventer, nous les artistes, les programmateurs, les techniciens, d’autres solutions. Nous allons y arriver ! »

The show must go phone !
Le téléphone pour garder le contact et offrir une respiration au public assigné à résidence… Plusieurs autres initiatives de ce type ont vu le jour en France pendant le confinement, imaginées notamment par le Théâtre national de la Colline (« Au creux de l’oreille »), Le Préau, centre dramatique national à Vire (« Au bout du fil ») ou Cultures du cœur (« Allô l’artiste ? »).