Immersion dans l’atelier de Thomas Baudre. Après son premier film, Depuis les champs, le réalisateur poursuit son exploration des infinies possibilités de l’image animée, avec un court-métrage qui donnera à voir des forces invisibles… dans la peau d’un jockey.

Installé dans une maison en travaux à Laval, l’atelier de ­Thomas Baudre impressionne par sa modestie. Quelques tubes de peinture, des crayons de couleurs, de l’encre de Chine, des pinceaux, des croquis fixés au mur ou accrochés à une porte sortie de ses gonds… Une étrange installation attire l’œil : on dirait un chevalet avec, en creux, un emplacement pour une tablette numérique. Une plaque de verre recouvre l’ensemble et des pinces à dessin permettent d’y fixer du papier calque. « Pour mon diplôme de fin d’études en design graphique à Paris, en 2016, j’ai eu envie de faire un documentaire d’animation (qui deviendra Depuis les champs), raconte le jeune homme de 26 ans, barbe fournie et yeux clairs rêveurs. Je me suis initié à la rotoscopie, une technique d’animation accessible à tous. Et dans cet objectif, j’ai bricolé cette “table lumineuse”, qui me permet de faire défiler des vidéos image par image sur la tablette, et de reproduire ces images à la main, une par une, sur le papier calque. » Une fois scannées, assemblées et montées sur ordinateur, ces images s’animent. Magique !
Si le goût de Thomas pour le cinéma s’est forgé dans l’enfance, ses années de formation à Paris l’ont amené à découvrir des cinéastes (Alain Cavalier, Michel Gondry, Theodore Ushev…) qui inventent leur propre langage, et l’encouragent à créer le sien… Très patiemment. Comme l’attestent les trois années qu’il passera à réaliser Depuis les champs, documentaire très personnel de 52 minutes, qui entre dans l’intimité d’une demi-douzaine de familles d’agriculteurs mayennais. Un travail de titan, qui le verra creuser et recreuser plusieurs fois les mêmes sillons avant de parvenir à la version finale, diffusée cet automne dans les ­cinémas mayennais.
Le projet qui l’occupe à présent a été amorcé début 2019 dans le cadre d’une résidence artistique proposée à Thomas par l’association départementale Atmosphères 53. Le deal : en échange d’une aide financière pour la réalisation d’un court-métrage réalisé en Mayenne, Thomas s’engage à rencontrer des publics scolaires dans le cadre d’ateliers pédagogiques. Pas très loin du milieu agricole exploré dans son premier documentaire, c’est le monde hippique qui capte désormais son attention, des champs de blé aux champs de courses… Un univers qu’il ne connaît pas, mais qui l’attire, notamment parce qu’il l’associe aux chronophotographies d’Eadweard Muybridge. Ces clichés qui décomposent image par image la course d’un cheval. « Le cheval est l’animal le plus représenté depuis la Préhistoire. L’analyse de ses mouvements a traversé l’histoire de l’art et des sciences, et il se prête parfaitement à la rotoscopie. »

Découverte de l’homme gauche

Au tout début, Thomas pense écrire le scénario de son second film à partir d’un travail d’enquête mené auprès des organisateurs des courses de Craon, connues pour être particulièrement spectaculaires. Il commence dès le printemps à se documenter, et à rencontrer des membres du milieu hippique. D’une histoire l’autre, il s’intéresse à ce que les artistes ont produit autour de la relation ancestrale entre l’homme et le cheval. Il cite notamment, parmi ses inspirations, le peintre Théodore Géricault ou l’écrivain Paul Morand.
Au mois d’avril, tout bascule. Alors qu’il piétine dans l’écriture du scénario, Thomas se fait opérer de l’épaule droite, et ne peut plus utiliser sa main droite pendant plusieurs semaines. Un ami lui souffle alors : « Tu vas découvrir ton homme gauche ! ». Une référence au texte Bras cassé d’Henri Michaux, que ­Thomas s’empresse de lire. Dans ce récit sensible et tourmenté d’une convalescence douloureuse, l’écrivain belge, privé de son bras droit fracturé et forcé d’utiliser son membre gauche, découvre une nouvelle facette de sa personnalité. Ce qu’il appelle son « être gauche ». Déclic. Les mots de Michaux entrent en résonance avec l’histoire que veut raconter Thomas.
C’est décidé, il mêlera donc ce récit à celui de son film, dont toute la seconde partie sera dessinée de la main gauche ! Le court-métrage racontera la chute puis la convalescence d’un ­jockey, qui en voix off, reprendra des extraits du texte de Bras cassé. « Cela permet de partir d’un contexte réel, celui d’une course à Craon, pour ensuite s’en extraire et donner un tour plus universel et poétique au propos. »

Rendre visible l’invisible

En ce jour de juillet caniculaire, Thomas peaufine le storyboard du film. « C’est la première fois que j’en fais un. Pour Depuis les champs, j’avais fait des croquis illisibles. Or c’est un outil très utile pour décider des intentions plastiques et des partis pris de mise en scène. » L’ensemble ressemble à une bande dessinée, avec des vignettes permettant de visualiser les différents plans qui vont composer le film. Des flèches et des indications écrites (zoom, travelling) signalent les mouvements de caméra. Parfois, entre les vignettes, figurent les mentions « cut » ou « fondu enchaîné » pour signifier la transition entre deux plans.
Le scénario se déroule sous nos yeux. Les traits et les effets de matière de l’encre et de la peinture accompagnent le propos de manière saisissante. Réaliste et rythmée, la première partie du film plante le décor : une haie en gros plan puis en plan large, un cheval qui la franchit, les spectateurs dans la tribune, un gros plan sur un jockey, la course représentée depuis différents points de vue jusqu’à la chute. La seconde partie accompagne la convalescence de l’homme blessé. La voix off, également lisible sur le storyboard, commence : « Je fis un jour une chute. Mon bras, n’y résistant pas, cassa. […] Cet état que la fortune m’envoya […], je le considérai. Je pris un bain dedans. »
L’ambiance visuelle devient plus expressionniste. Tenaillé par sa douleur, symbolisée par un cheval fougueux et incandescent, l’homme erre dans des forêts et décors vides. « L’animation, par ses possibilités graphiques, permet de figurer des choses qui relèvent de l’intériorité, de l’émotion, de l’énergie, du symbole. Je me retrouve bien dans ce que disait le peintre Paul Klee : “L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible.” À ma manière, je tente de saisir et restituer les forces internes et invisibles qui s’exercent dans la course du cheval et dans le corps du jockey accidenté. »

Moine copiste

Pour Depuis les champs, Thomas avait tourné toutes les scènes avant d’en reprendre certaines en dessins via la rotoscopie. Cette fois, il a sélectionné des vidéos existantes de chevaux et de courses hippiques, dont les cadres et les mouvements de caméra correspondaient à ce qu’il avait en tête. Pour les expressions et les mouvements du jockey, il compte filmer un ami qui se prête volontiers à ses expériences vidéos.
Cette « matière première », convertie en 12 images par ­seconde, lui a servi pour élaborer le storyboard, et lui servira bientôt pour dessiner chacune des images du film. Soit environ 7 200 images (!) qui, une fois enrichies d’effets 3D, animées et mixées avec une bande sonore, deviendront un film d’une dizaine de minutes. Un chantier au long cours qui semble l’enchanter. « J’adore les moments passés à dessiner et à peindre, mais mon plus grand plaisir est de voir les images prendre vie ! “Rotoscoper“ demande la patience et la volonté du moine copiste, et l’attrait du gosse, que je suis encore un peu, pour les expérimentations et les surprises. »
À ce stade, Thomas mène son projet de manière artisanale, loin des moyens des studios d’animation constitués parfois de dizaines de collaborateurs. « Quand je ne fais que cela, je réalise 30 à 80 images par jour. Ayant d’autres activités, il me faudra au moins un an pour dessiner tout le film. » Mais le réalisateur ne se fixe pas de calendrier. « J’ai envie de prendre le temps d’expérimenter, d’essayer des choses pour m’approcher le plus possible des ambitions esthétiques que j’ai en tête. » Une longue course d’endurance (et d’obstacles) commence.

Résidences principales
À l’image de la résidence dont bénéfice Thomas Baudre via ­Atmosphères 53, nombre de théâtres, saisons, festivals, centres d’art ou lieux associatifs en Mayenne accueillent de façon régulière des ­artistes en résidence. Objectif : aider la création via une soutien financier, logistique (mise à disposition de lieu, de matériel…) ou humain.
Pionnière, l’association Lecture en Tête invite des auteurs en résidence depuis 2010. Pendant trois mois, l’écrivain résident bénéficie d’une bourse de 6 000 euros et d’un hébergement gratuit. Et ce sans obligation de produire un texte à l’issue de son séjour. Seule contrepartie, la résidence est assortie d’un volet de médiation (rencontres, ateliers…), qui représente environ un tiers du temps imparti. Pour Céline Bénabes, directrice de Lecture en Tête, il s’agit de « donner à des écrivains, dont on sait qu’ils vivent souvent de très peu, du temps et de l’argent pour créer ». Pour fêter les 10 ans de cette expérience, en 2020, l’association invitera ses ex-auteurs résidents à revenir en Mayenne pour 10 mini-résidences un peu partout dans le département.
À voir
Le documentaire Depuis les champs le 5 novembre (au Cinéville à Laval) et 6 novembre (au Trianon au Bourgneuf-la-Forêt).

 

Article paru dans le dossier « Attention : artistes en création ! » du numéro 67 du magazine Tranzistor.