Innovations techniques et évolutions musicales entretiennent des liens étroits. De la guitare électrique au numérique, brève histoire du « matos » avec le musicien et conférencier Jérôme Rousseaux.

Peut-on parler de l’histoire de la musique sans évoquer les instruments et leur évolution ?

Le rock aurait peut-être existé sans la guitare électrique, mais son évolution n’aurait pas été la même… Que ce soit pour composer ou jouer une oeuvre, l’artiste dépend beaucoup de l’instrument, et de sa relation avec celui-ci. Longtemps, en Europe tout du moins, les instruments n’ont été qu’un soutien du chant. Mais à partir de la Renaissance, grâce aux progrès de la lutherie, la musique instrumentale prend de plus en plus son autonomie. Les évolutions constantes en matière de matériaux, pistons, systèmes de clés ou encore l’invention des cordes métalliques permettent l’épanouissement de la musique dite « classique ». Ces progrès entraînent la création de nouveaux instruments, comme le piano forte, le saxophone ou la batterie au début du 20e siècle. À partir de là, l’accélération des découvertes et l’ampleur des évolutions technologiques vont complètement bouleverser le monde de la musique.

Évolutions au premier rang desquelles on peut citer l’électricité…

La première grande mutation que connaît le 20e siècle, c’est bien sûr l’électrification. L’invention du micro et de la sonorisation révolutionne complètement la façon de chanter. La guitare va être ensuite le premier instrument électrifié à connaître un essor important. Les premières guitares électriques apparaissent dans les années 30 aux USA. Ce sont des guitares jazz, dont le son acoustique est amplifié. Grâce à elles, les guitaristes peuvent enfin rivaliser avec les cuivres et les batteries dans les orchestres. Puis dans les années 50, les guitares « solid body », plates et à corps plein, commencent à se répandre, avec la Telecaster de Fender, puis la Les Paul de Gibson… Cette invention change radicalement le son de l’instrument, qui prend véritablement une couleur électrique. Depuis longtemps déjà, les musiciens de blues et de rhythm’n’blues cherchaient à avoir un son plus dur, jouaient avec la saturation et la distorsion… Avec la guitare solid body, le son devient plus agressif, plus tranchant. On peut appuyer la rythmique, jouer à armes égales avec la basse et la batterie, avec lesquelles la guitare électrique s’accorde à merveille. Très vite d’ailleurs, les bluesmen, qui jouent habituellement en solo, vont s’adjoindre les services d’un batteur et d’un contrebassiste puis d’un bassiste électrique. Ce trio va bientôt constituer la base de tous les groupes de rock’n’roll…

Les guitares seront les seuls instruments concernés par cette électrification du son ?

Avec l’électricité, apparaissent aussi les orgues électromécaniques comme le Hammond dans les années 30, puis les orgues électroniques type Farfisa ou Vox, et les pianos électriques tels que le Wurlitzer ou le Fender Rhodes dans les années 60. Tous ces claviers sont conçus au départ pour imiter de vrais instruments. Le Hammond devait remplacer les orgues d’église. Et les claviers électriques étaient d’abord destinés à être des instruments d’étude, car moins encombrants et coûteux qu’un piano. Mais les musiciens, conquis par le caractère et la personnalité de ces instruments, vont vite les détourner de leur utilisation première. Lorsque Miles Davis impose à Herbie Hancock dans les années 70 de jouer avec un Fender Rhodes, Hancock lui répond : « tu veux que je joues avec ce jouet ? ». Quelques temps plus tard, il ne jure plus que par ce clavier… Avec ces instruments, on entre dans une nouvelle ère. On ne se contente plus de jouer des notes : on peut travailler et transformer la texture même du son.

Arrive ensuite l’électronique, avec les synthétiseurs, puis les séquenceurs, les ordinateurs…

Avec les synthétiseurs, on bascule complètement dans le travail du son : on peut créer sa propre matière sonore et la transformer à l’infini. Les premiers synthés, comme ceux de l’américain Robert Moog, commencent à apparaître sur scène ou en studio à la fin des années 60. Rapidement, des groupes de rock comme les Who ou Pink Floyd s’en emparent. Dans une interview filmée à cette époque, on voit les Pink Floyd, très gênés, obligés de se justifier quant à l’utilisation de ces machines, qu’on ne considère pas encore comme des instruments. Trifouiller des boutons, ça n’a rien d’un geste de musicien. Plus la technologie va avancer, moins les nouveaux instruments vont nécessiter de connaissances théoriques (solfège, etc.) et de compétences instrumentales. L’intuition supplante la technique, et l’apprentissage peut s’effectuer de manière empirique, par la pratique. C’est ce qu’expliquent très bien par exemple les musiciens de Radiohead, lorsqu’ils découvrent un nouveau logiciel ou une nouvelle machine : ils foncent au hasard et voient ce qui se passe. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas y consacrer beaucoup de temps, bien au contraire…. Cela dit, en fonctionnant ainsi tu peux être très vite limité et tourner en rond. On voit beaucoup de musiciens electro revenir aux instruments ou faire appel à des musiciens sur leurs disques…

Lier l’apparition de nouveaux courants musicaux uniquement aux innovations technologiques, n’est-ce pas donner trop de poids à la dimension technique ?

Sans musicien, il n’y aurait pas de musique. Mais il faut qu’il y ait du matériel en face. Bien avant l’invention du synthétiseur, le compositeur Edgard Varèse avait clairement formulé le besoin d’un tel type d’instrument. Des ingénieurs l’ont mis au point, et certains musiciens qui l’attendaient, une minorité, l’ont adopté. Tous les autres sont allés vers cet instrument par curiosité, attirés par les nouveaux sons qu’il permettait de créer. Les nouveaux instruments sont des portes, qui permettent d’explorer de nouveaux univers sonores. Miles Davis disait : « Les musiciens vont chercher dans les innovations techniques ce qu’ils ont envie d’entendre’. D’ailleurs, certains n’hésitent pas à collaborer avec les fabricants d’instruments, leur suggèrent des idées, des innovations à l’image d’Herbie Hancock pour le Fender Rhodes ou plus récemment de Björk et de ses applications pour iPad.

Les évolutions techniques vont dans le sens du progrès, du toujours plus puissant, précis… Mais en parallèle, on assiste depuis la fin des 70’s à un engouement pour les instruments vintage. Pour quelles raisons ?

Le goût pour les instruments vintage va s’amplifier dans les années 80, quand Fender commence à fabriquer des mauvaises guitares. Les musiciens vont alors rechercher des anciens modèles. Entre 1950 et 1970, Fender et Gibson fabriquaient des instruments artisanaux, d’une qualité inégalée, et que la patine du temps n’a fait souvent que bonifier… Les claviers analogiques font aussi l’objet d’un culte qui s’est développé dans les années 90. Certains synthés Moog ou Roland atteignent des prix exorbitants sur le marché de l’occasion. Et c’est vrai qu’ils possèdent souvent une chaleur, un son inimitable… Le succès de ces instruments tient aussi à leur dimension glamour, authentique, et est sans doute à relier à la vague vintage que connaît la création artistique depuis une dizaine d’années. La sincérité, l’authenticité constituent le ressort et l’argument de tous les tenants du vintage : jouer avec un instrument des années 60, c’est signifier qu’on ne triche pas, qu’on travaille comme à l’époque où l’on ne maquillait pas tout à l’aide de logiciels informatiques. C’est une forme de réaction au tout numérique et au tout ordinateur.

Cette vague du vintage, et plus largement l’absence de renouvellement de la création musicale que beaucoup pointent, à l’instar par exemple de Simon Reynolds dans Rétromania, n’est-elle par paradoxale, à l’ère de la révolution numérique et de toutes les possibilités créatrices qu’elle a générée ?

Pas tant que cela, à mon sens. Parce qu’au fond avec l’ordinateur et le home studio, on n’a pas réellement inventé d’instruments et de sons nouveaux. Cela a simplement permis de modéliser et de répliquer les instruments et les machines (hardware) sous forme de logiciels et d’instruments virtuels (software), et offert la possibilité à tout à chacun de disposer d’un studio d’enregistrement à domicile. La capacité d’accéder à une banque de sons immense, via Internet notamment, a favorisé le principe du recyclage et du sampling : « on fait du neuf avec du vieux », et accéléré le métissage de genres déjà existants.
Mais cela dit, traverse-t-on réellement une période de panne artistique ? Est-ce les musiciens qui n’ont plus d’idées ? Ou le public qui veut écouter des choses connues, qui le rassure ? Je ne suis pas certains que les artistes d’aujourd’hui soient moins créatifs que ceux d’hier. Mais le public actuel est dans doute plus cloisonné et « dispersé » que celui des années 60 ou 70, où l’apparition d’un nouveau courant entraînait toute une génération. Les innovations musicales étaient alors sans doute plus lisibles et repérables qu’aujourd’hui. Peut-être passe-t-on en ce moment même à côté de génies méconnus…

Pourrait-on imaginer un monde sans « musiciens » (au sens d’instrumentistes) et sans instruments (autre qu’électroniques) ?

On peut faire bien sûr de la musique sans musicien, sans instrument, sans même créer un son, en travaillant sur ordinateur avec des samples, des sons préenregistrés… Mais pour moi ça relève tout de même de l’acte musical. Lorsque je lance des boucles rythmiques au moyen d’une pédale en concert, est-ce que je joue de la musique ? Je ne crée pas les notes, comme si je tapais sur une grosse caisse, mais en même temps je les déclenche au bon moment, dans le bon tempo… Cela dit, sur scène rien n’est plus ennuyeux à regarder que des musiciens coincés derrière leurs ordinateurs. Bien sûr certains pallient le manque avec des lights show et de la vidéo, mais fondamentalement en concert, tu as envie de voir du « live », des musiciens vivants en train de jouer. Comme avec la crise du disque, le concert est redevenu au centre du business, les instruments ont de beaux jours devant eux ! Et puis, il y a la notion de jeu, de feeling… Un instrument peut « répondre » à ce que tu lui proposes, t’inspirer des idées… Enfin à mon sens, pour évoluer en tant que musicien, il faut disposer d’un minimum de connaissances musicales, en termes d’harmonie, de composition, etc. Et cela s’apprend aussi par la pratique d’un instrument.

 

Article paru dans le dossier « Instrument mon amour » du numéro 49 du magazine Tranzistor.