Fanny Courteille et Carole Hesteau sont art-thérapeutes. À chacune son approche et sa palette d’outils, qui suscitent le questionnement et l’intérêt de l’autre. Portrait croisé de deux passionnées, animées par la même envie d’aider à soigner via la pratique artistique.

Comment définissez-vous l’art-thérapie ?

Fanny Courteille : L’art-thérapie est une approche thérapeutique où l’art est utilisé comme support pour entrer en relation avec la personne et lui permettre de s’exprimer. Avec pour objectif d’aider, de soulager les personnes qui sont malades, en situation de handicap ou qui souffrent de difficultés sociales.
Carole Hesteau : L’art-thérapie travaille sur le non-verbal. Le médium peut être la musique, mais aussi la peinture, la danse, toute forme d’expression artistique. L’art-thérapie intervient dans le cadre d’une démarche globale de soins, en complément d’autres démarches. Elle s’adresse particulièrement aux personnes qui ont des difficultés à s’exprimer ou à entrer en relation avec les autres. Elle vise à améliorer le bien-être, à raviver les saveurs existentielles : redonner confiance en soi, déclencher des émotions, réamorcer les relations aux autres.

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre parcours ?

C. Hesteau : J’ai suivi des études de musicologie à l’université d’Angers (licence) au cours desquelles j’ai fait un stage en art-thérapie, ce qui m’a convaincue de suivre une formation diplômante en art-thérapie, l’AFRATAPEM, à Tours.
F. Courteille : Je suis éducatrice spécialisée, de formation et de métier. Je suis aussi intervenante à l’établissement d’enseignements artistiques du Pays de Craon. Je pratique la musique traditionnelle. Il y a quelques années, je me suis formée au centre international de musicothérapie à Noisy-le-Grand et aujourd’hui, j’exerce ces deux métiers : éducatrice spécialisée et musicothérapeute.

Comment travaillez-vous ?

F. Courteille : Notre travail se fait toujours en lien avec l’équipe éducative et/ou paramédicale. Nous intervenons toutes les deux sur des périodes longues (des contrats d’une année souvent, qui peuvent se renouveler) dans des structures spécialisées, comme les foyers de vie. Nous travaillons avec des personnes qui souffrent de troubles autistiques, de déficience intellectuelle avec troubles associés, de trisomie. La structure doit nous accorder une place dans son organisation. Pour cela, je définis un cadre qui garantit les conditions de mes interventions : le nombre d’heures et de participants, les horaires, la rémunération. Et je fixe les objectifs avec l’équipe. J’assure aussi le suivi individuel de personnes en dehors de toute institution, souffrant de troubles du comportement ou de dépression, victimes d’un traumatisme crânien…
C. Hesteau : Je travaille beaucoup dans le secteur du polyhandicap, notamment au sein de maisons d’accueil spécialisées (MAS ou FAM) qui sont des structures d’hébergement pour adultes handicapés dépendants. Après avoir rencontré l’équipe, je rédige un protocole thérapeutique qui fait appel à la musique, mais aussi aux arts plastiques. Ma formation et mon approche sont axées sur l’étude comportementale et les neurosciences, ce qui influence directement ma pratique. Je travaille avec des petits groupes ou en individuel. La séance dure 45 minutes. Au cours de chaque séance, j’observe les comportements ; je comptabilise les « faits observables » : le nombre de sourires, le nombre d’utilisation de la main droite, de la main gauche, etc. Cela me permet de voir si je suis sur la bonne voie, selon les objectifs et le public.
F. Courteille : Comme Carole, je prépare les séances en fonction de ce qui a pu marcher ou non la fois précédente. J’essaie et je vois si cela fonctionne. J’utilise l’accordéon diatonique, le ukulélé, le piano, la voix. Je reste toujours étonnée par la fascination qu’exercent le piano et l’accordéon. Nous proposons mais ce sont les personnes qui disposent, elles prennent ou pas, à leur manière. Cela demande une préparation conséquente, mais ensuite il faut être capable de s’adapter et d’improviser.
C. Hesteau : Les séances sont faites de nouveautés mais aussi de redondances, de rappels, de répétitions car ces personnes ont besoin de repères, de rituels. J’ai une cinquantaine de chansons à mon répertoire mais il faut accepter de chanter sans relâche « Mon amant de Saint-Jean » ou « Bella ciao ».
F. Courteille : Ah oui, « Bella ciao », tu y as droit toi aussi ? Il y en a marre ! (rires)
C. Hesteau : L’accordéon fonctionne bien avec les personnes âgées. Il permet de raviver des souvenirs. J’utilise la guitare aussi et la contrebasse qui est très intéressante par les vibrations fortes qu’elle produit.
F. Courteille : En fin de séance, je fais un bilan : la dynamique de groupe a-t-elle été bonne ? Pour chaque participant, quelles ont été les interactions avec les autres ? Etc. Mais je ne fais pas d’interprétation, même si je peux participer au dialogue avec l’ équipe et le psychologue.
C. Hesteau : Après la séance, je fais un débriefing d’une quinzaine de minutes avec l’équipe. L’analyse des « faits observables » me donne un indice des effets de la séance et de l’évolution des personnes. Si la personne a décidé de peindre en rouge pour la première fois, je le note. Mais c’est à l’équipe d’en faire une interprétation éventuelle. C’est aussi ce qui me distingue d’un psychothérapeute : je n’interprète pas.

 

Carole Hesteau

Carole Hesteau

Qu’est-ce qui vous différencie d’un intervenant artistique ?

C. Hesteau : En art-thérapie, on ne cherche pas le beau. L’esthétique n’a aucune importance. La personne aime-t-elle ce qu’elle a fait, aime-t-elle le faire ? C’est la seule chose qui compte. Il faut parfois être très patient. Avec une personne polyhandicapée, il faudra parfois attendre cinq minutes, en silence, pour qu’elle gratte une corde. Ou proposer dix fois une activité pour qu’elle marche seulement la onzième fois. Si la personne danse alors que j’avais proposé de chanter, cela me convient.
F. Courteille : Il faut aussi savoir accepter le bruit, jusqu’à l’inaudible parfois, les silences, les cris. La progression technique n’est pas un but. Elle peut aider, comme un moyen, en renforçant l’estime de soi, mais cela n’est pas une fin.

Quels sont les ressorts spécifiques de l’art-thérapie ? Qu’est-ce qui fait que cela marche, là où d’autres approches thérapeutiques échouent ?

C. Hesteau : Il ne faut pas opposer les différentes approches mais les considérer comme complémentaires. La musique est un vecteur de communication qui est plus facile à utiliser que la parole pour de nombreuses personnes. Elle permet de parler de soi de manière détournée. La personne est actrice de son soin, par le mode d’expression qu’elle va choisir et la liberté d’expression qu’offre l’art. Elle va pouvoir dire plus et comme elle le veut et le peut. L’art-thérapie s’intéresse à la santé de façon globale : physique, mentale et sociale, et s’adresse aussi à la personne dans sa globalité.
F. Courteille : Aider à réconcilier le corps et l’esprit est une clef de la musicothérapie. Après, la question peut se poser : est-ce que cela soigne ou aide à soigner ? Cette approche fait du bien à la personne dès que l’on trouve la proposition qui lui convient. Pendant une séance, on pourra noter par exemple qu’une personne est plus apaisée, qu’elle réduit la fréquence de ses vocalises qui sont habituellement quasi permanentes. La démarche sera ensuite de chercher à prolonger cet effet entre les séances, au quotidien.

la musique permet de parler de soi de manière détournée.

Est-ce que vous comprenez la méfiance que peut susciter parfois l’art-thérapie ?

F. Courteille : Toute nouvelle approche doit faire ses preuves. Aujourd’hui, tout le monde peut se dire art-thérapeute et c’est pourquoi la qualité des formations et leur réglementation sont des enjeux importants pour notre profession. L’État reconnaît certaines formations en art-thérapie en les inscrivant au répertoire national des certifications professionnelles. La création du 1er master à la Sorbonne, en 2011, a constitué une étape importante car il accorde un diplôme reconnu au plan européen, et par une université prestigieuse. Des diplômes universitaires d’art-thérapie sont adossés à la faculté de médecine, à Tours et à Grenoble.
C. Hesteau : La recherche scientifique apporte une caution précieuse. Les travaux du professeur Hervé Platel, neuropsychologue, ont démontré, notamment par imagerie cérébrale, que la musique a des effets bénéfiques dans le traitement de malades qui ont eu des lésions cérébrales (Alzheimer, AVC). Le neurologue Olivier Sacks a aussi aidé à lever les suspicions sur l’art-thérapie par ses recherches et sa vulgarisation vers le grand public.
F. Courteille : Des neurologues de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière travaillent avec une art-thérapeute dans la prise en charge de patients victimes d’un AVC récent. Au CHU de Tours, l’art-thérapie existe depuis plus de 10 ans en cancérologie. Le CHU de Nantes utilise l’art-thérapie en cancérologie pédiatrique, auprès des enfants et des adolescents atteints de mucoviscidose, en néonatalogie…

Rencontrez-vous des situations difficiles ? Si oui, comment vous en protégez-vous ?

C. Hesteau : Je n’ai pas le sentiment d’avoir à me protéger. Notre métier est très gratifiant. Quand nous partons, la météo est toujours au beau fixe. Et nous ne sommes que de passage, ce qui nous offre des moments de respiration.
F. Courteille : Nos discussions avec les équipes nous permettent de prendre de la distance face aux situations qui peuvent être plus difficiles. Nous sommes maintenant quelques art-thérapeutes à nous connaître en Mayenne. Et les échanges, comme celui-ci, sont un soutien.

 

Fanny Courteille © Florian Renault

Fanny Courteille et les résidents du foyer Oasis © Florian Renault

Qu’est-ce qui vous plaît dans votre métier ?

C. Hesteau : Les échanges sont d’une grande franchise. Dans un Éhpad, une dame était dans le refus de toute proposition. Elle a accepté que je lui chante une chanson. « Mais une seule, pas plus  ! » Et elle a demandé une deuxième puis une troisième et à la fin elle m’a dit : « j’ai eu moins mal pendant les chansons. Merci pour ça et pour votre jeunesse. »
F. Courteille : En règle générale, le public avec lequel nous travaillons est très spontané et ouvert. Il ne s’oppose pas par principe. Le relationnel est extrêmement riche. Les personnes nous acceptent telles que nous sommes. J’aime rechercher de nouvelles pistes aussi, pour répondre au mieux aux besoins des personnes et des structures.
C. Hesteau : Beaucoup reste à inventer en art-thérapie. Je m’intéresse à l’adaptation des instruments aux personnes handicapées. Je travaille depuis quelques années avec un instrument qui s’appelle le Skoog. C’est un cube relié à un ordinateur, qui produit des sons au toucher. J’expérimente en ce moment le couplage du Skoog avec une webcam qui capture les mouvements d’une personne très peu mobile et les transforme en sons. La personne devient actrice de la musique, musicienne.

 

Article paru dans le dossier «L’art peut-il soigner ?» du numéro 65 du magazine Tranzistor.