Saviez-vous qu’à Pré-en-Pail se cachait un musicien actif depuis plus de 30 ans sur la scène jazz européenne ? À l’occasion de la sortie de son dernier album, discussion tout schuss avec Matthieu Donarier, saxophoniste roi du hors-piste, des croisements artistiques inattendus et de la voltige musicale sans filet.  

 

Pré-en-Pail est traversé par un fleuve. Un flot continu de « 15.000 véhicules, dont 5.000 camions », charriés par la Nationale 12, transite chaque jour par cette petite cité rurale du Nord-Mayenne. Depuis près de 10 ans, Matthieu Donarier habite l’une des « berges » de cette artère d’asphalte, sur les terres natales de sa compagne, architecte-urbaniste revenue vivre au pays.

 

En cette douce après-midi d’automne, le presque quinqua, allure juvénile, yeux rieurs et barbe de trois jours, apprécie de pouvoir se poser un peu à la maison. « La rentrée est un peu dingue. J’ai enchainé les concerts et les enregistrements, et je repars demain pour quatre jours de résidence », souffle-t-il, en s’excusant du (très relatif) désordre de son bureau. « J’y passe plus que j’y travaille en ce moment, même si je m’astreins à bosser mon instrument tous les jours », confie le soufflant en saisissant un magnifique saxophone ténor qui trône dans la pièce. Un Conn de 1940, datant d’une époque où les « instruments étaient usinés à la main » commence-t-il à nous raconter, avant de se raviser : « si je me mets à parler mobylette, on en a pour la journée ». 

 

Le saxophone, un jour Matthieu Donarier a su qu’il en ferait sa vie. Élève de clarinette à l’école de musique du village où il a grandi (dans le « bocage », pas loin de La Baule), le jeune ado, fan alors de metal et de skate-core, découvre à 14-15 ans les disques de deux géants du saxophone jazz, Art Pepper et Sonny Rollins. Un choc. « Je me suis dit : whaouh ! Moi aussi, je veux faire ça ! J’ai quitté direct la clarinette pour le sax ». Le musicien entre bientôt au conservatoire de Rennes, dont il sort en 1995 avec un premier prix. Puis il poursuit sa trajectoire au prestigieux département jazz et musiques improvisées du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris.  

 

C’est là, au CNSMDP, qu’il rencontre le guitariste Manu Codjia et le batteur Joe Quitzke, avec lesquels il forme en 1999 son premier groupe, le Matthieu Donarier Trio, plus que jamais actif aujourd’hui. Un « groupe pas confortable » juge-t-il pourtant, car composé de personnalités aux goûts, caractères et conceptions musicales très différentes. Mais cette disparité pousse le trio à une écoute mutuelle et une perpétuelle réinvention, dans lesquels réside sans doute sa rare longévité.  

« Une musique sans surprise ? Au secours ! » 

L’altérité comme moteur pour ouvrir de nouvelles voies, se renouveler, se réinventer soi et sa musique… C’est selon cette dynamique constante que semble s’être construit le parcours labyrinthique de ce musicien insaisissable. Tel un rhizome, son itinéraire pas linéaire se déploie sur plus de 40 albums (dont une dizaine à son nom) et des dizaines de projets, en duo, trio, quartet, septet, big band…

 

Mais ce goût des autres, ce besoin de rencontre, cette propension à multiplier les partenaires n’empêche pas le saxophoniste d’entretenir des compagnonnages au long cours. Son trio dure depuis plus de 25 ans, il a enregistré 10 albums avec le génial guitariste jazz hongrois Gabor Gado, a tourné près de 10 ans avec Patrice Caratini ou Daniel Humair, figures tutélaires du jazz hexagonal. Depuis 2002, il collabore aussi avec la constellation d’artistes gravitant autour de Yolk, très actif collectif et label nantais, fondé par Jean-Louis Pommier, Alban Darche et Sébastien Boisseau. Trois musiciens qui comptent également parmi ses plus fidèles complices.  

 

Si d’autres seraient restés bien au chaud dans le réseau jazz européen au sein duquel il s’est rapidement fait une place, lui ne semble cesser de vouloir quitter sa zone de confort, de faire des pas de côté, d’affirmer sa liberté. Aux chaussons, Matthieu Donarier préfère les crampons d’alpiniste, aux canapés les lignes de crêtes effilées…  

 

Passionné de littérature et de dessin, il multiplie les aventures artistiques « hors format », avec des poètes ou plasticiens. À l’image de son duo avec le bédéaste Sébastien Vassant, en compagnie duquel il s’est lancé il y a quelques années dans une interprétation musicale et dessinée du Hamlet de Shakespeare, à 4 mains et en 1 heure chrono ! Associés cette fois au guitariste Gilles Coronado, les deux compères s’attaquent aujourd’hui à un nouveau défi : une adaptation du chef d’œuvre d’Herman Melville, Moby Dick. Le tout sans texte et en totale improvisation, sans dessin, ni musique fixés à l’avance. « Il y a des groupes qui répètent sans cesse le même morceau pour qu’il soit parfait, toujours pareil… Ça me semble impossible, ça n’est pas ça la vie ! Une musique sans surprise ? Au secours ! Les imprévus sont parfois les moments les plus précieux. J’ai vraiment besoin d’envisager la scène comme un terrain de jeu ». 

L’esprit des lieux

Comme pour étendre plus encore son « terrain de jeu », le Prézien se plait depuis quelques années à s’échapper du cadre de la scène, pour aller jouer in situ, dans la rue, dans des lieux « pas prévus pour ça ». Le lieu, qu’il envisage comme un musicien à part entière, devient pour cet improvisateur compulsif un partenaire de jeu et une source d’inspiration, l’emmenant souvent loin de tous codes stylistiques, et lui permettant d’exprimer son remarquable sens de l’espace.  

 

Après quelques premières expériences avec la chanteuse Poline Renou et le percussionniste Sylvain Lemêtre (autres coéquipiers réguliers, navigant tous deux entre musique ancienne, traditionnelle et contemporaine), Matthieu planche actuellement sur un projet conjuguant immersion dans un lieu (quartier urbain ou village rural) et restitutions impromptues dans la rue. Avec pour décrypter l’esprit des lieux, l’appui précieux de sa compagne Bénédicte Mallier, architecte-urbaniste, dont la longue pratique des techniques de médiation devrait aussi favoriser la rencontre avec les habitants. Car c’est tout l’enjeu de ces incursions : toucher de manière spontanée et directe un public néophyte en matière de jazz et de musiques improvisées, loin des préjugés, des codes et du cadre sacralisé des salles de spectacle.  

 

Contrepoint de ces escapades hors-pistes, le saxophoniste publiait fin septembre Coastline, un nouvel album enregistré avec une formation jazz ultra-classique : le très standard quartet contrebasse-batterie-piano-saxophone. « C’est mon premier disque de jazz », rigole le musicien. Composé « sous l’imperturbable ciel bleu » du premier confinement, le répertoire de Coastline est conçu comme un hommage au grand saxophoniste américain Steve Lacy, « inspiration constante » de Matthieu Donarier de par son parcours - « il a tout traversé, du jazz dixieland à l’avant-garde » – et son approche transdisciplinaire, ouverte et novatrice.  

 

Aux côtés du contrebassiste Stéphane Kerecki, acolyte de longue date, il a convié dans ce nouveau groupe deux musiciens phares des musiques improvisées européennes, la pianiste Sophia Domancich et le batteur Simon Goubert, avec lesquels il n’avait encore jamais joué. Malgré cela, une « constante télépathie » s’est très vite établie au sein du quartet. Aussi évanescente qu’expressive, imprévisible qu’évidente, la musique de Coastline s’écoule, limpide et liquide. Tel un cours d’eau à la fois puissamment vivant et fragile, qui vous entraine dans son courant sinueux. « J’aimerais qu’on joue le plus possible cette musique en live, espère Matthieu, tant le potentiel que nous avons commencé à effleurer en studio est énorme ». Une nouvelle fleur vient d’éclore dans le jardin foisonnant et libre de cet artiste permaculteur, qui cultive, avec une virtuosité (en apparence) désinvolte, l’art de la surprise et de l’inentendu.  

Playlist

1- The Jimmy Giuffre Trio – Jesus Maria  

2- Matthieu Donarier Trio – Optictopic  

3- Gilles Coronado – Le Mi  

4- Coastline – Ebb Tide  

 
Chaque premier jeudi du mois à 21h sur L’autre radio, Tranzistor l’émission accueille un acteur de la culture en Mayenne : artiste, programmateur, organisateur de spectacle… Trois fois par an, Tranzistor part en « live » pour une émission en public. Au programme: intervews et concerts avec deux ou trois artistes en pleine actualité. 

Partager sur les réseaux sociaux