Objet de fantasmes pour groupes débutants ou expérience difficilement descriptible pour ceux qui y ont goûté, la tournée conserve une part de mystère. Au-delà des clichés, Tranzistor lève le voile, entre témoignages avertis et virée sur la route avec Birds in row. Embarquez dans le tour bus !

Que peut-on connaître de la tournée lorsqu’on n’est pas musicien ? À vrai dire peu de choses. Car au même titre qu’un road-trip en Islande ou au Pérou, il est peu aisé d’en faire le récit sans affadir les grandeurs du périple, sans céder aux facilités du bilan laconique. À la question « alors, cette tournée ? », on n’obtiendra souvent qu’un classique « ouais c’était super, vraiment cool », qui peut laisser sur sa faim. « Effectivement, c’est de l’ordre de l’expérience, je n’arrive jamais vraiment à raconter la vie de tournée« , confesse volontiers Nicolas Boisnard, chanteur d’Archimède. « C’est comme raconter un concert, c’est jamais évident, appuie Timothée du groupe Rotters Damn. Je m’aperçois de plus en plus que je vis tellement le moment que je suis incapable de me souvenir du concert. Alors raconter une tournée… »
Pas étonnant que la tournée puisse figurer, dans la conscience collective, comme une expérience un peu fantasmée, charriant parfois son lot de clichés en kit, versant « sex, drugs & rock’n’roll ». Si la réalité est évidemment plus subtile, et multiple – il existe autant de tournées que de vécus singuliers et subjectifs – la tournée reste le symbole d’une certaine réussite artistique, d’une musique qui s’exporte hors de ses bases domestiques. Sans parler de la fameuse « aventure humaine » qui s’écrit au fil des jours. « C’est l’occasion de fraterniser avec tes musiciens, avec ton groupe, confirme Nicolas. Sur notre tournée en Ukraine en avril dernier, on s’est retrouvés confinés dans des wagons-lits sur plusieurs trajets de 12 heures ! Forcément, dans ces moments-là, on se raconte tout, on apprend jamais aussi bien à se connaître. Tu noues des liens très forts sur une tournée, c’est pour ça que souvent les artistes ont une espèce de blues à la fin de la partie… »

Patrick Sébastien on tour

Laval, vendredi 17 juillet aux aurores. Ma montre n’affiche pas encore 6h lorsque je rejoins l’équipe des Birds in row (Bart, Timy et Quentin) pour une tournée européenne de huit jours, qui doit les emmener du sud-ouest de la France à la République Tchèque, en passant par l’Italie et l’Allemagne. Armé d’un simple dictaphone, j’accompagne le combo hardcore pour les deux premières dates, afin de découvrir, 48 heures durant, une tournée de l’intérieur. Quatre autres compagnons de route prennent place sur les trois rangées de banquettes de l’imposant camion de location : Thomas – aka Grincheux -, avec la casquette du fidèle ingé son, et Léo, Emma et Tyna, ami(e)s roadies en vacances et missionnés pour le merchandising sur les concerts. Après avoir chargé l’arrière du Volkswagen de vivres et de matos (tentes Quechua, instrus et amplis), nous branchons le GPS direction Albi, prêts à enquiller 800 bornes par une météo qui s’annonce muy caliente.
Dès le premier feu rouge, un improbable CD de Patrick Sébastien baptise l’autoradio – « Il y a 14 morceaux, on va écouter deux chansons par jour », lance Quentin ! Les conneries fusent, l’ambiance est détendue, limite potache : on sent assez vite que les Birds et la bande de copains se confondent, qu’ils se connaissent par cœur et ne boudent pas leur plaisir de partir ensemble, même pour la centième fois. Bart est assez clair là-dessus : « notre accord tacite, c’est qu’on est vraiment un groupe et pas trois entités qui vivent chacun leur truc dans leur coin. On a toujours eu cette cohésion qui est ultra importante, ne serait-ce que dans notre musique. Quand tu es un trio sur scène, s’il n’y a pas une connexion entre les trois membres, ça se voit tout de suite. »
Angers, Niort, Bordeaux, Agen : on voit défiler du pays tandis qu’au volant les conducteurs se relaient au gré des aires d’autoroute peuplées de juillettistes. Spacieux et tout confort (il y a même une PS3 et une TV !), le van s’est longtemps fait désirer. « La tournée s’est bookée sur le tard et c’est un peu la jungle pour trouver un camion 9 places au dernier moment l’été, c’est LA période où tous les groupes partent en tournée. Pour celle-ci, on a galéré, heureusement on a eu ce plan dépanne grâce à une boîte de prod qu’on connaît. »
Après 10 heures de route, nous voici enfin aux portes de l’Xtreme Fest, sur les hauteurs de Carmaux, près d’Albi. Sur l’affiche du festival, une pieuvre géante dézingue deux skaters en projetant des flammes par les yeux : on ne sera pas là pour écouter de la pop ! Étendu sur tout le week-end, ce « scream of death festival » semble se poser en mini-Hellfest du sud-ouest : seulement la troisième édition mais déjà quelques jolis noms comme Comeback Kid, Cannibal Corpse ou The Exploited.

« On est en train de crever »

À peine descendus du camion, les Birds saluent déjà quelques têtes connues. « Lui par exemple c’est le mec d’un label de Toulouse, Useless records, me glisse Quentin. C’est un petit milieu, on se connaît tous plus ou moins sur ce genre de festival. » Deux bénévoles nous accueillent pour un rapide tour du site et nous présentent la loge du groupe, décorée sur le thème « Pirates », avec canaps et bières fraîches au frigo. « Là, c’est le grand luxe ! C’est pas du tout représentatif de nos tournées, s’excusent presque les gars pour justifier ces prestations plus 3 étoiles que DIY. À part sur quelques festivals, t’imagines bien qu’on a jamais une loge à notre nom et un mini-bar ! »
Avec un concert programmé à 18h30, le timing est serré pour enchaîner installation du matos et balances. Quelques échauffements des muscles et des articulations précèdent leur montée sur scène, seul « rituel » en backstage avant d’entamer leur set sous 37 degrés à l’ombre. Un vrai soleil de plomb qui, très vite, rend leur « performance » encore plus physique qu’à l’accoutumée. « Il fait extrêmement chaud, on est en train de crever », envoie Bart au public, essoufflé, entre deux décharges de hardcore aussi nerveux que déchirant. Le set est court, 35 minutes. Mais il n’en fallait pas plus. « Le plus dur, c’est pas la chaleur, mais le soleil dans la gueule, avoue Bart en sortie de scène. C’était suffocant et dur pour la voix, tu as du mal à reprendre ton souffle. » Quentin a aussi les traits marqués par l’effort mais, perfectionniste, commence déjà à débriefer : « Je me demande s’il faudrait pas qu’on revoit l’ordre des morceaux, là on commence à pas pouvoir faire mieux ».
Après une escale bien méritée au catering et des allers-retours entre loge, concerts et stand merch, nous reprenons la route de nuit pour le repos des guerriers, chez un ami du groupe à 20 km. Nous aurons la joie d’y découvrir une piscine, dans laquelle finira la troupe en une frénésie de vannes et de plongeons. « Bon la piscine, ça non plus, c’est pas habituel, hein ! » me lance Timy avec le sourire.

Bosser sa musique, c’est bien. La jouer, c’est mieux. Prendre la route, c’est la récompense

Un mode de vie

Le lendemain, six heures de route nous attendent pour rejoindre La Seyne-sur-Mer, dans l’agglo toulonnaise. Sur le parcours, les plateaux lunaires du Larzac s’étirent sous nos yeux au son de Pinback et Sigur Rós, et je visualise sur une carte mentale le tracé de la tournée. Comment se dessine-t-elle, se met-elle en place ? « Il faut déjà faire avec les agendas de chacun, on se met d’accord sur une période, parfois à la dernière minute. Au début, il fallait passer des heures à chercher des dates sur Internet. Plus ça va, plus les gens te connaissent ou apprécient ce que tu fais, tu commences à te faire des amis et avoir des contacts réguliers. Si tu veux jouer dans telle ville en Allemagne ou en Espagne, tu sais qui appeler. On bosse régulièrement avec les mêmes personnes et on aime bien revenir voir nos potes, comme ce soir à Toulon. Et c’est important aussi de privilégier les gens qui veulent absolument nous faire jouer, pour pas non plus s’enfermer dans notre petit monde et rencontrer des nouvelles personnes. »
De l’avis de tous, le concert du soir a cette fois une bonne gueule DIY et s’inscrit dans l’esprit de leurs tournées habituelles, du moins en Europe : une asso locale – L’Éclectique – qui se démène pour organiser des concerts, un collège à l’abandon comme squat éphémère, des burgers vegan fait maison et une scène improvisée au fond d’une ancienne salle de classe. Les gars semblent ravis et vont le rendre au centuple avec un concert encore monstrueux. Atmosphère bouillante, la sueur coule dans les yeux, ça joue vite et fort. Derrière ses fûts, Timy finit en nage et prendra cinq bonnes minutes, assis par terre, pour s’en remettre. Je lui laisse reprendre ses esprits : « on a appris à jouer dans toutes les conditions, dans le froid ou en plein cagnard, avec ou sans retour, sur une scène ou à même le sol, loin du public ou en plein milieu… Il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises conditions pour jouer, chaque configuration t’aide juste à être encore plus à l’aise pour les concerts suivants. »
L’énergie déployée, après une journée de bagnole dans les pattes, n’en finit pas de me scotcher. Comment tenir la baraque sur parfois 50 dates d’affilée ? « C’est un mode de vie, reconnaît Bart. La première semaine peut être un peu dure, tu rentres dans un autre rythme par rapport à ton quotidien, mais après ça déroule. On a même été surpris sur nos premières grosses tournées de constater qu’entre 20, 30 ou 50 dates, c’est quasi la même chose. Par contre plus tu pars longtemps et plus tu te prends un gros coup derrière la nuque au retour. »
Il ne me faut d’ailleurs pas plus de 48 heures de tournée pour ressentir un léger spleen au moment de quitter le groupe le dimanche après-midi, après une pause baignade dans une crique bleu lagon et une interview les pieds dans l’eau. On les attend pour 20h au Rock Valley Festival, dans les collines de Lombardie. Coincés dans des bouchons pendant deux heures, ils arriveront pile pour monter sur scène chez nos amis transalpins, à nouveau dans une école abandonnée.

Squats ou Zéniths ?

J’ai l’étrange sensation, en seulement deux jours, d’avoir connu un concentré de vie, avec ses pics d’intensité, ses shots d’adrénaline, ses rencontres par dizaines, son foisonnement de paysages… et aussi ses moments de creux, entre demi-sommeil et instants de contemplation, le nez à la vitre du camion. Une drôle d’harmonie, qui ouvre un autre rapport au temps et à l’espace, difficile de fait à retranscrire. Cette interrogation n’a pas échappé aux Birds : « la première fois qu’on est revenus de tournée, on a senti un décalage complet avec nos proches, car c’est juste impossible de raconter une tournée. Mais on réfléchit depuis un bout de temps à comment transmettre ça aux gens. Mine de rien, tu apprends énormément en tournée et ça t’influence aussi sur ta manière d’aborder la vie, ton regard sur le monde. On avait d’abord pensé à un bouquin, puis à une sorte de docu. Un pote nous a d’ailleurs suivi pendant deux ans pour filmer les tournées, notamment les à-côtés des concerts. On ne sait pas encore comment mais on va essayer d’exploiter ces rushs. »
Si j’ai pu effleurer de près la réalité d’une tournée, il en existe bien d’autres. Peu de points communs a priori entre les virées DIY de la scène punk-hardcore et les tournées plus « officielles » d’un groupe comme Archimède, qui a son propre tourneur. « Il nous booke en moyenne une centaine de dates sur chaque album, indique Nico Boisnard. Nous jouons partout où nous sommes sollicités, dans les petits festivals comme dans les gros, dans les MJC comme dans les SMAC. On est assez tout-terrain, on s’est même offert une belle tournée des Zéniths en 2012, sur des premières parties. » Voici peut-être une similitude : qu’on fasse de la pop ou du gros son, le désir de jouer, partout, ne saurait être remis en question. « Il y a du bon à prendre dans chaque concert, appuie Bart. Même dans des conditions pourries, tu auras toujours deux ou trois mecs qui sont contents que tu sois là et ça suffit pour tout donner. Si tu commences à être blasé de jouer dans un caf-conc’ car la tournée d’avant tu enchaînais les dates devant 500 personnes, c’est que t’as rien compris à ce que tu fais et que tu peux arrêter la zik. »
N’y aurait-il point de salut dans la musique sans vivre un jour l’expérience d’une tournée ? Timothée et les Rotters Damn goûtent depuis peu aux joies de la route mais se frottent aussi à des impératifs concrets, inhérents aux réalités du « métier » : « tu te rends vite compte que la volonté est, hélas, vite stoppée par l’aspect purement financier. On aimerait vivre de notre musique. On espère que ça se fera. Mais souvent, les propositions c’est : « j’adore ce que vous faites, on est à 250 km de chez vous, par contre on ne peut pas vous payer »… ». Avant de finir sur une note d’optimisme : « partir en tournée, c’est se rappeler aussi qu’on fait de la musique pour le goût de la scène, de la rencontre humaine et du vivre ensemble. Bosser sa musique, c’est bien. La jouer, c’est mieux. Prendre la route, c’est la récompense. »