Depuis près de 200 ans, le 9e art refuse d’entrer dans les cases. Plutôt en bonne santé, même s’il ne parvient pas à enrayer la paupérisation de ses auteurs, le monde de la bande dessinée élargit sans cesse ses frontières et publics. Quelques repères, pour introduire ce dossier esquissant un (trop rapide) croquis de la BD en Mayenne.

De l’art ou du cochon ? Comme le cinéma, avec lequel elle partage de nombreux points communs, la bande dessinée, avant d’être élevée au rang de 9e art, a dû patienter quelques décennies dans l’antichambre de la reconnaissance artistique. Si les spécialistes s’accordent à attribuer sa paternité à un érudit genevois – le visionnaire Töpffer, au milieu du 19e siècle –, sa diffusion dans les suppléments dominicaux des journaux nord-­américains, puis dans les illustrés européens, lui vaut d’abord d’être considérée comme un divertissement de masse, réservé au jeune public.
Au tournant des sixties, des revues visant un lectorat majeur et vacciné, telles que Pilote ou Charlie mensuel en France, Mad ou Zap Comix aux États-Unis, Garo au Japon ou Linus en Italie, vont faire basculer la bande dessinée dans l’âge adulte. De nombreux signes témoignent alors de cette nouvelle légitimité : émergence d’une bédéphilie (à l’instar de la cinéphilie), planches originales entrant dans les collections des musées ou vendues par des galeries d’art, colloques et recherches universitaires dédiées au 9e art…
Dans l’Hexagone, porté par des magazines spécialisés, le marché de la BD, dominé par le style franco-belge, prend son essor. À la bande dessinée est alors associée l’image d’un médium populaire. Une perception que les études sociologiques récentes viennent relativiser : la BD recrute d’abord ses lecteurs chez les cadres et professions intellectuelles supérieures.

Années zéro

Début des années 2000. Alors que le marché de la bande dessinée vient de traverser une crise, due notamment à l’érosion des ventes de BD franco-belges, une double révolution redessine le paysage français, et dope significativement les ventes. « Le manga a déboulé et ça a été une invasion », se souvient ­Guillaume Boutreux de la librairie généraliste M’Lire à Laval, seul membre mayennais du réseau Canal BD, réunissant près de 130 enseignes indépendantes spécialisées. « De trois étagères, on est passé en quelques années à un mur entier dédié au manga. Et ce, alors que le lectorat de ces publications, très jeune, est loin d’être notre principale clientèle. » En 2018, la bande dessinée nippone représentait 38 % des ventes d’albums en France, 2e pays consommateur de mangas au monde !
Second bouleversement : l’émergence d’une nouvelle scène alternative, emmenée par des éditeurs comme L’Association ou 6 pieds sous terre. C’est l’avènement du roman graphique, dont les bases ont été jetées par des pionniers comme Will Eisner ou Hugo Pratt. Rompant avec la tradition du « beau dessin », déclenchée par des auteurs qui produisent beaucoup et vite, cette nouvelle vague promeut, comme le manga, de nouveaux formats (prégnance du noir & blanc, rupture avec le standard 48 pages couleurs de la BD classique…). Encore souvent cantonnée à l’aventure et à la comédie, la BD s’ouvre à de nouveaux domaines et types de récits : champ de l’intime, biographie, adaptation littéraire… « Depuis une dizaine d’années, observe ­Guillaume Boutreux, la BD investit aussi le réel, explorant le terrain du reportage, du documentaire, de la politique ou du militantisme. Le féminisme par exemple s’est imposé comme un thème majeur. »

« Tout le monde s’accorde là-dessus : il y a beaucoup trop de BD qui sortent »

Village gaulois

Au carrefour du manga, du comics et des publications venues du monde entier, « la BD francophone est la plus créative du monde, parce qu’elle sait digérer et métisser toutes ces influences avec la tradition ­franco-belge », analyse le libraire. Preuve tangible de ce dynamisme artistique : depuis le début des années 2010, près de 5000 nouveautés paraissent tous les ans, contre 650 titres en 1996.
Une richesse et une pluralité qui se traduisent par une logique diversification du lectorat. Terminé le cliché du bédéphile mâle, quinqua et amateur de gros nez(nés) ! Les moins de 30 ans représentent 60 % des 18 millions de lecteurs de bande dessinée hexagonaux. La BD d’auteur fédère de nouvelles communautés, et le public se féminise doucement, même s’il reste majoritairement masculin (six hommes sur dix lisent de la BD contre moins de quatre femmes sur dix). Une évolution à l’image de celle des auteurs, dont plus de 70 % restent des hommes.
Certes moins dominante, la BD classique, d’Astérix à ­Thorgal, continue de faire un carton « auprès des gamins comme des collectionneurs. Le phénomène de collection est encore très présent dans ce secteur », tempère le Lavallois Bruno Blandin, qui s’est lancé en 2016 dans une activité de vente de BD d’occasion, Les BD de Nono. Un marché en pleine expansion.
Présentée régulièrement comme le bon élève de l’édition (dont elle représente 15 % du marché), la bande dessinée a vu augmenter son chiffre d’affaires de 20 % ces dix dernières années. Une croissance qui s’explique d’abord par une hausse globale du prix des albums, et derrière laquelle se cache une diminution du nombre moyen d’exemplaires vendus par BD.
Stratégie des éditeurs pour pallier cette baisse et maintenir le volume global des ventes ? Multiplier les sorties, quitte à saturer le marché. « Tout le monde s’accorde là-dessus : il y a beaucoup trop de BD qui sortent, râle Guillaume, de M’Lire. D’autant que la majorité des publications se concentrent entre septembre et novembre. » Même si, en dix ans, la librairie lavalloise a doublé son rayon BD, impossible de pouvoir tout présenter. Dans un secteur où la nouveauté prime, le turn-over est énorme : temps de vie d’une BD en librairie ? « Deux à trois semaines, voire un mois ». Si, comme deux tiers des BD publiées, celle-ci ne fait pas l’objet d’une promotion par l’éditeur, la probabilité qu’elle fasse un bide est grande comme la queue du Marsupilami. « Un engrenage infernal, qui fait qu’aujourd’hui une BD se vend en moyenne à 2-3000 exemplaires, contre 6-7000 il y a une dizaine d’années », déplore Alexis Horellou, dessinateur en activité depuis près de 15 ans.

Bande décimée

Dans ce contexte, difficile pour les auteurs d’être en capacité de négocier avec les éditeurs, qui rabotent sensiblement leur rémunération. Auparavant calculée à la page, celle-ci est de plus en plus souvent payée au forfait par album, qui correspond à une avance sur les recettes des ventes. « Aujourd’hui, on tourne en moyenne à 5-6000 euros pour un album », soupire Alexis, qui confesse gagner moins d’un SMIC par mois, comme 53 % des auteurs, dont plus d’un tiers vit en dessous du seuil de pauvreté. « Si tu veux pouvoir te faire un salaire décent, il faut travailler vite. » Un système qui pousse à la productivité, grignote le temps de recherche, et condamne souvent le dessin réaliste, plus chronophage… Ajoutez à cela une réforme calamiteuse de la sécurité sociale des auteurs et une augmentation de leurs cotisations retraite : « le ras-le-bol, qu’exprime la profession depuis déjà dix ans, est à son paroxysme », témoigne Alexis.
Alors, que faire ? À l’heure où le ministère de la Culture célèbre « l’année de la BD », le rapport Racine, présenté lors du dernier festival d’Angoulême, trace des pistes convaincantes : création d’un statut d’auteur, augmentation des droits d’auteurs… « Une baisse de la production et une politique de prix raisonnable sont aussi nécessaires » selon Alexis, qui en appelle aux lecteurs : « soyez curieux, allez dans les librairies, où des connaisseurs passionnés sauront vous orienter, comme on conseille un bon fromage ou un bon vin ! ».

Enfants de la bulle
À votre avis, quelle bande dessinée a été la plus empruntée en 2019 dans les médiathèques en France ? Astérix ? Black & Mortimer ? One piece ? Perdu… Les Sisters ! Un album jeunesse, comme (presque) tous ceux figurant au top 10 des emprunts. En bib, la BD destinée au jeune public cartonne !
En Mayenne, via le prix Bull’Gomme 53, le Département et sa bibliothèque départementale ont largement contribué à développer les fonds des médiathèques en la matière ! Depuis 2003, cette opération, organisée avec le concours de l’association lavalloise des amateurs de bande dessinée (ALABD), vise à faire découvrir aux jeunes lecteurs (entre 7 et 12 ans) des BD sortant des sentiers battus de la production actuelle. L’objectif est aussi de soutenir, par la bande, des jeunes auteurs (ayant à leur actif moins de cinq albums). Le principe : dix pépites triées sur le volet sont offertes par le conseil départemental à toutes les bibliothèques qui souhaitent participer au prix (93 en 2019). Particularité unique en France, ce sont les jeunes lecteurs fréquentant ces bibliothèques qui, en votant pour leur(s) BD préférée(s), désignent le lauréat. Lequel se voit attribuer un prix de 1 500 euros.
En 2019, record battu, 7139 votes ont été comptabilisés. « Le prix Bull’Gomme est un événement fédérateur, désormais attendu par nos jeunes lecteurs, comme par nous ! », sourit Delphine Renier, coordinatrice du réseau lecture du pays de Meslay-Grez. Chaque printemps, Delphine et son équipe présentent aux écoles du territoire la sélection Bull’Gomme, que les élèves peuvent ensuite dévorer librement. « C’est aussi l’occasion, encore pas si courante, de travailler sur la BD à l’école. » Et la chance, pour certains, d’échanger avec un auteur en classe ou en bib. Ou mieux encore de rencontrer les dix sélectionnés, en grimpant dans l’un des bus, qui chaque printemps, partent des quatre coins du département, direction les Rencontres BD en Mayenne à Changé !

 

Article paru dans le dossier « Bande dessinée, rencontres du 9e type » du numéro 68 du magazine Tranzistor.