Shunyo Hanotaux est contorsionniste. Cet art, qui questionne la normalité et les limites du corps humain, semble donner une ligne de conduite à son travail artistique. Conçus pour la rue, les spectacles de la compagnie Presque Siamoises, dont elle est co-fondatrice, déjouent les codes et les formats pour porter un regard neuf et ressourçant sur ce que nos vies ont de plus intime.

 

Machedayer. Un hameau au bout du chemin, perdu dans la campagne du Sud-Mayenne. À la lisière de la belle forêt du Bois du Puy, plusieurs anciens bâtiments de ferme fraichement rénovés, quelques ruines attendant d’être remises en état, et ça et là une roulotte, quelques yourtes…. Shunyo et son compagnon Vincent vivent depuis 2016 dans ce lieu collectif, à la création duquel ils sont à l’origine. Débarqué par accident en Mayenne, le couple, qui vit alors en roulotte, expérimente avec bonheur le sens de l’hospitalité local, et intègre le réseau paysan bio, solidement maillé et solidaire dans ce coin du département. Alors qu’ils rêvaient plutôt des Cévennes ou de montagnes, tous les deux se laissent doucement séduire par le charme discret du 5.3.  

Aujourd’hui, ils sont une petite dizaine à vivre à Machedayer. Épicentre du lieu, l’ancien logis de la ferme est désormais un espace commun, partagé par tous. Outre une cuisine et des chambres au rez-de-chaussée, cette jolie bâtisse en pierres de granit abrite dans ses combles une salle aux beaux volumes. Cet « espace de partage culturel et artistique », baptisé Le Grenier,  accueille des ateliers, des cours hebdomadaires ou des stages de clown, qi gong, médiation… et peut se transformer en lieu de résidence ou de préparation physique pour Shunyo. 

Révélations 

Cheveux courts, pull fatigué et jean large… La trentenaire a l’accueil simple et chaleureux. Dans ses yeux clairs, une gravité sereine, une écoute profonde, auxquels se mêle la capacité d’émerveillement de l’enfant qu’elle a su rester.  

Cette gamine qui, à une dizaine d’années, insiste pour suivre des cours de piano au conservatoire du Mans. Et ce à la grande perplexité de sa mère, qui connaît son peu de goût pour la discipline et les cadres.  

Ce sera une révélation. Shunyo – qui s’appelle encore Sophie, elle changera quelques années plus tard de prénom – vit sa rencontre avec Jean-Dominique Abrell, prof au conservatoire, comme « une seconde naissance ». « L’engagement intérieur » et la qualité de présence qu’il demande et transmet à ses élèves la guident toujours aujourd’hui.  

Puis Shunyo, ado, découvre le cirque, au sein d’une école associative mancelle. Seconde révélation et « troisième naissance », qui la conduisent à s’inscrire à 18 ans, en 2006, au centre régional des arts du cirque de Lomme dans la banlieue lilloise. Nouveau choc : elle y rencontre Flora Le Quémener, son âme sœur, sa « presque sœur siamoise ». « C’est la première fois que je voyais une fille faire de la contorsion avec un corps de femme, qui plus est en tchatchant ». La contorsion, cette discipline acrobatique, basée sur des mouvements de flexion et d’extension extrêmes du corps, renvoie plutôt habituellement à des morphologies lisses et androgynes. Séduite, Shunyo délaisse le tissu aérien pour la contorsion, et crée avec Flora un premier spectacle de « bizarreries contorsionnées », conçu pour la rue. Un duo « forain », intitulé Bertha et Miranda, qu’elles donneront plus de 300 fois. « On jouait partout, parfois pour rien ou au chapeau », avec une Citroën ZX comme seul domicile (pas vraiment) fixe.

Spectacle à déguster à jeun  

Dans ce premier essai, créé en 2009, sont déjà posés les fondements des spectacles à venir de la compagnie Presque Siamoises : désir de jouer au plus près des gens, pour casser ce « quatrième mur » qui sépare les artistes des spectateurs – et que la « monstruosité » de la contorsion peut encore renforcer -, soif de partage et de rencontre avec le public, penchant assumé pour la remise en cause des schémas établis. Le tandem associe ainsi deux disciplines, la contorsion et le porté, réputées antinomiques car requérant des capacités physiques a priori peu compatibles.  

Viendront ToR, D’ébauche, puis Au point du jour, un spectacle « à déguster à jeun », au petit déjeuner. L’idée originelle, comme souvent, vient d’un « agacement », un nœud qui chiffonne l’artiste. Ici, le constat que nos débuts de journée, pourtant propices à l’éveil et à la curiosité, ne sont faits que d’obligations : toilette, habillement, petit déjeuner, départ au travail ou à l’école… Obligations qui ne feront que s’ajouter au fil de la journée, pour s’arrêter le soir, où enfin l’on s’autorise un temps de détente, en partageant un verre ou un repas, en sortant au cinéma ou au spectacle. Au point du jour propose de prendre le contrepied de cet état de fait : et si nous réservions à nos petits déjeuners le meilleur de la journée ?  

Ô solitude 

Avec Fall in, créé en 2021, la compagnie entame un triptyque, que complètent les spectacles Carry on en 2022 et Come back, « soliloque contorsionné », dont la première est prévue pour juin prochain. Pour ces pièces dont elle est l’auteure – comme toutes celles de la compagnie -, Shunyo va puiser dans son quotidien ces choses en apparence banales qui sont, si l’on veut bien les regarder de près, extraordinaires et précieuses. En premier lieu desquelles la relation amoureuse. Fall in regarde ce qui se joue en nous lorsque l’on tombe amoureux. Pour ce spectacle en duo, Shunyo est rejointe par son compagnon, Vincent Hanotaux. La présence de Vincent, ni comédien, ni contorsionniste, confère une fragilité et une spontanéité précieuses au spectacle, dont il tire en partie sa force et sa vérité.  

Cette expérience amène aussi la circassienne à repenser fondamentalement son rapport au jeu. Elle entame alors le difficile travail de se déprendre de tous ses automatismes incorporés en 15 ans de pratique, ne plus recourir à telle technique qui permet de véhiculer une émotion même si elle n’est pas vraiment ressentie, désapprendre ce savoir-faire qui permet en live de dissimuler une défaillance, pour au contraire en tirer profit, se faire confiance, et être pleinement connectée à soi et ses émotions, dans l’instant présent.  

Se reconnecter à soi. Après Fall in, puis Carry on, spectacle participatif associant une dizaine de parents et d’enfants autour de la notion de parentalité, s’impose à Shunyo le besoin d’un retour à elle-même : Come back. Renouer avec cette solitude dont nous privent souvent le couple et la famille pour se retrouver. Le risque est grand en effet de s’oublier, de s’identifier au rôle de parent, de conjoint… Et lorsque survient une séparation, un licenciement, le départ des enfants de la maison, le monde s’effondre soudain, avec cette « impression de n’être plus personne ».  

Pour les résidences de création de Come back, la contorsionniste s’impose la solitude. Pour s’y confronter. L’éprouver et la ressentir. Et peu à peu faire tomber les masques, sortir de sa zone de confort pour être au plus près de sa sincérité et sa fragilité. Elle ne se donne aucun plan. Cherche sans objectif défini. Ose partir de la page blanche pour être en état de réceptivité maximale. Comme l’écrivain Christian Bobin, grand solitaire, elle sait que, dans cet état de veille aigüe, la grâce finira par la toucher. Alors elle n’aura plus qu’à se couler dans le flot libéré par cette « grâce de la solitude ». 

À voir

  • Fall in le 20 janvier à Loiron-Ruillé, le 13 mai à Craon, le 23 mai à Château-Gontier.
  • Au point du jour, les 29 et 30 avril à Loiron-Ruillé .
  • Carry on, le 10 juin à Pommerieux. 

Playlist 

  1. Titi Zaro – Gorgones
  2. Michelle Gurevitch – First six months of love
  3. Albin de la Simone – Mes épaules
  4. Birds on a wire – Ô solitude

 

Chaque premier jeudi du mois à 21h sur L’autre radio, Tranzistor l’émission accueille un acteur de la culture en Mayenne : artiste, programmateur, organisateur de spectacle… Trois fois par an, Tranzistor part en « live » pour une émission en public. Au programme: interviews et concerts avec deux ou trois artistes en pleine actualité. 

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