Pluriel et familial à Château-Gontier-sur-Mayenne, convivial et orienté jeunesse à Changé, hybride et festif à Craon : portraits de trois événements qui ont remodelé, en quelques années, le paysage des festivals BD en Mayenne.

Festival Rustine

Depuis 2015, l’association Octopus, portée par les bédéastes Delphine et Alexis Horellou, fait parler sa science du télescopage artistique et de la fête azimutée.

« Petite rondelle de caoutchouc servant à réparer une chambre à air de bicyclette. » Page 1032, le Petit ­Larousse édition 2020 semble incomplet. Il pourrait ainsi ajouter : « festival mayennais pluridisciplinaire au confluent de la bande dessinée, de la musique et d’une myriade de curiosités artistiques ».
Car où et quand peut-on, dans un même week-end, taper du pied sur un concert de punk gascon, voir un ciné-concert, rencontrer une ribambelle d’auteurs ou encore remporter, au tirage au sort, un tatouage stylé de Joe Moo Tatoo ? Tout simplement, du 28 février au 1er mars, en pays de Craon, terre d’adoption de Delphine et Alexis Horellou, auteurs à quatre mains de plusieurs albums acclamés au rayon BD adulte (Plogoff, Ralentir…) et jeunesse (Lucien et les mystérieux phénomènes, dont le tome 2 est en préparation).
Après avoir baigné quelques années dans le bouillon créatif de l’underground bruxellois, ils posent leurs valises à Niafles en 2011. La modeste bourgade, 350 âmes, accueille les trois premières éditions d’un festival qu’ils souhaitent d’emblée à leur image, bric-à-brac de talents dans un esprit ouvertement festif. « Un vrai côté cour des miracles », résume Delphine. De la BD, oui, mais pas que. « Mêler plein de médiums artistiques, on a toujours défendu ça dans les soirées qu’on organisait en Belgique ou au festival d’Angoulême, enchaîne Alexis. Profiter d’une sortie de fanzine pour faire un concert, inviter des créateurs, des tatoueurs… C’est quelque chose d’assez marqué dans la BD alternative. »

À la bonne franquette

Une singulière émulsion qui regroupe 300 curieux dès ses débuts et séduit : en 2018, la Ville de Craon propose au festival d’installer son QG dans une salle plus spacieuse, située en centre-ville. ­Rustine passe sur trois jours, étoffe son cabinet de curiosités et agrandit le cercle d’initiés, attirant l’an dernier 800 personnes. Tout en restant à la bonne franquette, et si possible éloigné d’enjeux marchands : « on veut fonctionner sans pression financière, sur entrée libre, en invitant uniquement des artistes dans l’état d’esprit du festival, quitte à soutenir des projets encore un peu fragiles ».
Ici point de course à la tête d’affiche ou de créneaux dédicaces : le public pourra cette année encore rencontrer librement la dizaine d’auteurs invités. Mais aussi profiter de cinq expositions, dont celle consacrée au travail sérigraphique du dessinateur Alexandre Clérisse. « On pense les expos comme des univers à part entière, avec des choix artistiques, ludiques ou didactiques. Il ne s’agit pas simplement de montrer le travail de gens qui savent bien dessiner. » De fait, le cosignataire de L’Été Diabolik, BD marquante de ces dernières années, a un maître coup de crayon. Il prête son trait stylisé et ses couleurs flamboyantes à l’affiche d’une 6e édition encore fort affriolante. Sur la route des festivals amenés à devenir cultes, Rustine semble bien paré à toute crevaison.

Festival BD du pays de Château-Gontier

En dix éditions, cet événement s’est affirmé comme un ­rendez-vous majeur, drainant une soixantaine d’auteurs et plus de 5000 visiteurs.

La BD, Éric Le Quec est tombé dedans quand il était petit. « Je ne tenais pas en place, mes parents m’ont mis un Tintin dans les mains : ça m’a tout de suite calmé. » Il découvre par la suite ­Astérix et les classiques s’enchaînent. Le virus de la collection est en germe, il ne le lâchera plus. Aujourd’hui, il est à la tête d’un trésor : 28 000 BD sur plus d’un kilomètre d’étagères, occupant un tiers de sa maison. « Certains me prennent pour un doux dingue. Mais ils peuvent se rassurer, j’ai une vie très équilibrée », sourit-il. Ce professeur d’EPS, père de cinq enfants et la soixantaine fringante, a su très tôt convertir sa passion en action. C’est en 1986 la création avec un ami d’un club BD à Laval, d’un premier salon en Bretagne deux ans plus tard, puis le lancement du festival de BD de Laval en 1992, dont le succès s’amplifie rapidement.
Après seize éditions, clap de fin et nouveau départ : cap sur les richesses du patrimoine castrogontérien. Sur les conseils de son ami et auteur Sylvain Vallée, il visite le couvent des Ursulines et se dit qu’il y a là « un truc superbe à faire ». Rapidement soutenu par le Pays de Château-Gontier, armé d’une solide expérience de terrain et d’un joli carnet d’adresses, Éric Le Quec monte une asso avec des anciens du festival lavallois et quelques nouveaux venus.
Les 2 et 3 octobre 2010, le joyau architectural du 17e siècle ouvre gratuitement son cloître à un public hétéroclite, mêlant curieux et passionnés, familles et « chasseurs de dédicaces ». « En 20 ans, les festivals BD s’étaient multipliés en France. Il fallait attirer un public plus large en se démarquant des salons traditionnels. Partant notamment du principe que la BD est un dénominateur commun à de multiples formes d’art, l’idée était d’ouvrir aussi le champ à la musique, à la peinture, au cinéma, au théâtre… » Sur le modèle assumé du festival Quai des bulles à Saint-Malo, le programme présente des spectacles au croisement des disciplines : concerts dessinés et « balades croquées », films d’animation, pièces de théâtre… Plus ludique, un escape game autour de l’univers BD sera également proposé lors de la prochaine édition du festival, en octobre 2020.

Jungle des sorties

Capter l’air du temps, sortir des ornières : Éric Le Quec et le noyau dur de dix bénévoles qui pilote le festival BD du pays de Château-Gontier ont saisi l’enjeu d’un secteur hyper dynamique. « Le milieu de l’édition évolue et croît sans cesse. Il sort aujourd’hui plus de 5 000 BD par an, ça devient compliqué pour le commun des mortels de s’y retrouver », déplore le président de l’association.
Dans cette foisonnante jungle des sorties, l’équipe défriche au maximum. Le club BD se réunit une fois par mois pour échanger ses derniers coups de cœur, tandis qu’Éric court douze à quinze festivals par an, à la rencontre des futurs auteurs invités, « plutôt autour d’une bonne table que derrière une table de dédicace ».
Une soixantaine est conviée chaque année aux Ursulines, « dans des conditions d’accueil tip-top, et un souci d’alchimie entre des auteurs qui souvent se connaissent et ont plaisir à se retrouver. Créer une bonne osmose et de la convivialité, c’est essentiel sur un salon ».
La ligne (claire) du festival ? À la fois un bel éclectisme de styles graphiques et narratifs et une prédilection marquée pour la BD franco-belge, reflet des propres appétences du collectionneur. Et chaque année des pointures à l’aura internationale, comme l’illustrateur Benjamin Lacombe, invité en octobre dernier et « tombé amoureux des Ursulines ». Une expo consacrera sa griffe gothique et colorée lors de la prochaine édition, dont l’affiche lui est d’ailleurs confiée. « Et on sait déjà qui fera celle de 2021 ! » Des idées, l’équipe de Château-Gontier n’en manque pas, essayant « d’avoir toujours deux ou trois éditions d’avance ».
Quand il regarde vers demain, Éric effleure toutefois une crainte : « Je vois de plus en plus de cheveux blancs dans les festivals. On peut se poser la question : y aura-t-il moins d’amateurs de BD dans 20 ans ? » D’ici là, gageons que d’autres jeunes lecteurs auront goûté, nombreux, à la même potion magique.

Rencontres BD en Mayenne

À Changé, les Rencontres BD affinent leur ligne depuis leur création en 2008 : prime à la jeunesse et lien privilégié entre auteurs et lecteurs.

La fin d’une aventure en fonde parfois de nouvelles. Dans le sillage de cet événement pionnier que fut le festival BD de Laval, émergeront deux manifestations : l’une à ­Château-Gontier, l’autre à Changé. En 2008, les premières Rencontres BD en Mayenne prennent ainsi leurs quartiers dans la salle des Ondines. À leur tête, une organisation collégiale fédérant l’association lavalloise des amateurs de bande dessinée (ALABD), la Bibliothèque départementale de la Mayenne (BDM) et la librairie M’Lire. Dès la première édition, les fondations sont posées : primauté aux temps d’échange et à la convivialité, et place de choix accordée au jeune lectorat. Le festival est ponctué par la remise du prix Bull’gomme 53, décerné à un auteur de BD jeunesse.
Dans une ambiance cosy et familiale, petites tables rondes et ateliers se substituent aux vertigineuses files d’attente de certains grands festivals. Exit la configuration en mode « abreuvoir » qui crée une barrière entre public et auteurs invités, et bloque ces derniers derrière une table…

Roulez jeunesse !

Longtemps parmi les petites mains de l’asso, Marina Jousset, présidente d’ALABD depuis 2017, s’excuse presque, dans un sourire, d’être « sans doute, dans l’équipe, la moins spécialiste en BD », tout en avouant lire tout de même « une centaine de titres par an ». Cette dynamique et joviale éduc spé a succédé à l’historique Éric Poilpot, toujours chargé, avec d’autres membres d’ALABD, de la sélection d’une douzaine d’auteurs. Ajouté aux invités « coup de cœur » des libraires de M’Lire et aux dix autres retenus par la BDM pour le prix Bull’Gomme, c’est un beau plateau d’environ 25 noms qui investit les Rencontres aux premiers jours du printemps (les 28 et 29 mars cette année).
D’ateliers variés en lectures dessinées, d’animations en incontournables dédicaces, les auteurs ne viennent pas pour buller. « Ils repartent souvent aussi épuisés que ravis, appuie Marina, notamment les auteurs du prix Bull’Gomme, qui animent en amont des ateliers dans toute la Mayenne. Pour eux, c’est souvent une expérience incroyable de se confronter aux retours de centaines de jeunes lecteurs. » Les moins de 12 ans représentaient d’ailleurs plus d’un tiers des quelque 1500 entrées de l’édition 2019, pic d’une fréquentation en hausse constante.
Engouement dont voici une clé possible : les « Rencontres » vantées sur l’affiche ne se contentent pas d’une promesse. À taille humaine et proposant une programmation privilégiant la découverte, elles sont bien cette joyeuse parenthèse, ludique et intergénérationnelle, où dédicacer n’est plus une fin en soi : plutôt l’occasion d’un rendez-vous précieux entre auteurs de BD et ceux qui les lisent.

Rock strips
Rock et BD ont toujours fait bon ménage… Comme l’illustre le salon du disque et de la BD de Laval, rendez-vous des bédévores et vinyl addicts, qui fêtait sa 5e édition en février dernier. À Cossé-en-Champagne fin août, le Keudfest, petit festival de rock’n’roll à la campagne, complète sa prog’ avec quelques auteurs de BD…

 

Article paru dans le dossier « Bande dessinée, rencontres du 9e type » du numéro 68 du magazine Tranzistor.