Qu’ont en commun des musiciens venus d’horizons aussi divers que Fabrice François (Bajka, musiques d’Europe de l’Est), Eric Ralu (association MPI, musiques africaines) et Arnaud Thomas (Blanche Épine, musique de bal folk) ? Beaucoup de choses si l’on en croit cette discussion croisée qui revient sur la définition des musiques du monde, leurs spécificités en termes d’apprentissage, d’oralité ou de lien social… À Mayenne, Bamako ou Tirana, même combat !

On parle de musiques traditionnelles, de world music, de folk, de musiques du monde… Que pensez-vous de toutes ces dénominations ?

Fabrice : j’aime à dire que notre musique est actuelle. Mais tous ces termes, que ce soient musiques du monde ou musiques actuelles, datent seulement d’une dizaine d’années. Avant on parlait simplement de musiques traditionnelles, et finalement c’est l’expression qui correspond le mieux à ce qu’on fait avec Bajka.
Eric : les musiques africaines sont à la fois populaires et traditionnelles, issues d’une culture, liées au contexte social d’un pays. Mais elles sont aussi inscrites dans les musiques d’aujourd’hui, métissées… Finalement, peu importe le terme, musiques ethniques, traditionnelles, populaires…, toutes ces définitions se recoupent. Souvent pour des raisons de marketing, on veut mettre des cloisons, alors que c’est très fluide, et que tout cela s’influence, se croise. Quand on voit par exemple que la musique cubaine intègre des éléments de musique française, on se rend bien compte que rien n’est figé, authentique…

Tu veux dire qu’aucune musique traditionnelle n’est pure ou authentique ?

Eric : oui, ça ne veut rien dire. Au sein de notre groupe, nous avons parfois ce débat. Certains vont dire : « ben non, ce que tu fais, ça n’est pas dans la tradition. Ça n’est pas comme le maître untel nous a dit ». Oui, sauf qu’il y a autant de visions des choses que de maîtres. Alors qui détient LA vraie tradition ? Il faut conserver la liberté de faire les choses comme on l’entend. Tout est possible, à partir du moment où on respecte la musique.
Fabrice : ces histoires de puristes, tu retrouves ça partout, en musique baroque comme en… karaté ! (rires). Il y a toujours des gens qui te disent : « c’est comme ça et pas autrement ».
Arnaud : moi, j’étais comme ça au début. En Bretagne, j’ai fait partie des cercles celtiques : les défenseurs de LA vraie Tradition avec un grand T, et puis petit à petit heureusement tu t’en détaches. J’étais du genre con, à ne pas accepter dans une danse en rond quelqu’un qui est en train d’apprendre à côté de moi.
Fabrice : ah ! Des comme ça, j’en ai maudit ! (rires)
Arnaud : il y a des danses de virtuoses, qui sont extrêmement dures à exécuter et que tu as vraiment plaisir à danser si tu danses avec des gens expérimentés. Si il y a un touriste qui arrive et qui n’essaie pas d’apprendre, de jouer le jeu, ça peut être frustrant. Mais j’ai changé d’attitude depuis (rires). Le bal folk est beaucoup plus ouvert, mais ça s’explique très simplement : en Bretagne, les gens sont censés connaître les danses. C’est censé être inné chez eux… Ben voyons ! En Mayenne, on a pas ce problème. D’ailleurs, souvent on est obligé d’enseigner les danses aux gens. Tout le monde est au même stade.

Le danger serait de vouloir conserver ses musiques dans une forme figée, alors que le contexte a totalement changé ?

Arnaud : une musique traditionnelle qui n’évolue plus, c’est une musique morte, de la musique folklorique qu’on montre aux touristes. Alors que, d’une génération à l’autre, ces musiques évoluaient, intégraient les innovations et progrès techniques du moment. Mais ceci dit, ça me paraît tout de même important de respecter l’esprit dans lequel elles étaient jouées autrefois. Il y a une démarche à avoir. Il faut savoir dans quoi ça s’inscrit, d’où ça vient tout ça… pour mieux pouvoir s’en libérer ensuite. Il y a des gens qui passent un peu trop vite là-dessus. Ils ont écouté Tri Yann, ils s’achètent une bombarde et puis ça y est, ils font du trad ! (rires).
Eric : il faut comprendre que ces musiques s’inscrivent toujours dans un environnement humain, géographique, historique… En Afrique encore aujourd’hui, comme en France il n’y a pas si longtemps, elles ont pour fonction d’accompagner des rituels religieux, un baptême, un mariage, une fête, le travail… la vie quoi ! C’est ce lien au quotidien et cette fonctionnalité qui rassemblent toutes les musiques traditionnelles.

Une des fonctions des musiques traditionnelles est notamment de faire danser ?

Eric : En Afrique, danse et musique sont indissociables. Les musiciens sont au service de la danse. On est pas là pour démontrer qu’on sait jouer de notre instrument, mais pour accompagner les pas de danseurs.
Fabrice : les musiques traditionnelles sont très souvent des musiques de danse. D’ailleurs, beaucoup sont construites de la même façon, avec le même genre de phrases, de carrures… sans doute parce qu’elles sont faites pour faire danser. C’est peut être pour ça qu’il y a des similitudes aussi frappantes entre les musiques d’Europe de l’Est et la musique du Centre-France, par exemple. Il y aussi beaucoup de points communs entre la musique bretonne et la musique arabe. C’est incroyable !
Eric : oui, mais les bretons étaient des grands voyageurs, et ils sont toujours partis avec leur musique sous le bras.
Fabrice : et puis les Kabyles sont à priori d’origine celte… Le bendir et le bodran, ce sont les mêmes instruments. C’est intéressant de constater de telles similitudes.
Arnaud : En musique écossaise, il y a beaucoup d’airs pentatoniques que l’on retrouve aussi dans les musiques andines. Entre la musique irlandaise et la musique chinoise, il y a aussi des ressemblances frappantes. Il y a un fond humain qui nous rejoint tous…

Quel regard portez-vous sur les métissages, ces rencontres entre musiciens d’origines et de cultures très diverses ?

Arnaud : je trouve ça intéressant. Après il ne faudrait pas se rencontrer pour se rencontrer, sans autre justification, histoire de tester tous les mélanges possibles. Du genre : « Tiens, on a pas encore testé le mélange indien/tsigane, si on essayait. »
Fabrice : les rencontres, elles se font à un point de vue musicale mais surtout humain. Et je crois que c’est ce qui est intéressant dans ces musiques-là. On est pas seulement en train d’intellectualiser les choses, mais aussi de construire ensemble. Cela témoigne aussi d’un certaine ouverture, contrairement à ce qu’on peut penser. On dit souvent : « oui, dans les musiques trads, ils sont fermés. » Mais pas du tout. Bien au contraire…
Arnaud : complètement d’accord. La musique trad, c’est un point de repère, d’ancrage. On sait où l’on est et d’où l’on vient, on peut donc aller à la rencontre des autres sans risquer de se perdre.
Fabrice : j’aime beaucoup jouer avec des musiciens venant d’autres cultures. J’ai joué avec des musiciens africains, avec des maghrébins… A mon sens, la musique arabe a une intelligence, un subtilité… qui est propre à ce peuple-là. Ce sont eu qui ont inventés les échecs, les maths, l’architecture… L’accompagnement à la derbouka, par exemple, c’est quelque chose de complexe et de très fin. Comme pour la musique bretonne, on est au service des danseurs, que tu mettes un pain mélodique tout le monde s’en fout, mais si tu fais un pain rythmique, tu as tout le monde sur le dos (rires). Et tu n’as rien à dire, tu n’as pas à te décaler.

Pour faire danser, c’est le rythme qui importe avant tout. Il faut d’ailleurs mieux connaître les danses qu’on accompagne, non ?

Arnaud : c’est ce qu’on dit chez nous. Après il faut mieux être mauvais danseur et bon musicien, que l’inverse !
Fabrice : c’est mieux pour l’interprétation de bien connaître les danses. Nous chez Bajka, on a ce problème-là.

Mais vous faites une musique de concert plutôt que de danse ?

Fabrice : pas forcément. Ce qu’on écrit, il faut toujours que ça soit dansant. Si on optait vraiment pour une musique de concert, on multiplierait les ruptures, on casserait les rythmiques… J’ai fait un stage de salsa récemment, et très rapidement on ressentait avec les autres participants le besoin de mieux connaître les pas de danse… C’est là qu’on voit que l’écriture, les partitions ne suffisent pas. Tu peux toujours essayer, le groove, ça ne s’écrit pas. C’est un feeling. J’ai joué avec des mecs qui ne savaient pas lire la musique, autodidactes… et ça jouait, ça jouait ! Alors que moi je bossais mes partitions, et ça ne sonnait pas. Et un moment, tu te dis : « j’y vais. Je balance les partitions, j’écoute et je ressens. » Sinon ça ne fonctionne pas.

L’apprentissage des musiques trad passe d’abord par l’oralité ?

Fabrice : j’ai vécu les deux : l’enseignement classique en école de musique, et l’apprentissage par transmission orale. En trad, cela fonctionne essentiellement sur la répétition : on refait et on refait le truc, jusqu’à temps que ça rentre. Mais si ces musiques sont plus faciles d’accès, leur apprentissage n’en est pas moins exigeant. Il y a d’abord une maîtrise technique à acquérir, surtout dans les musiques tsiganes qui sont des musiques de virtuoses. Mais c’est aussi une histoire de culture. Ça n’est pas naturel pour nous de jouer cette musique. En Afrique ou en Roumanie, ils entendent ça depuis tout petits…
Arnaud : en musique trad ou folk de l’ouest, il y a très peu de gens qui savent lire, et ça ne nous empêche pas de jouer. En Irlande, les musiciens traditionnels, qui jouent pourtant une musique très évoluée, disent que lire une partition et jouer en même temps l’air à danser, c’est comme se balader dans une maison et avoir besoin d’un plan pour passer d’une pièce à l’autre. La musique trad a toujours été transmise de bouche à oreille, et, il me semble qu’elle doit le rester. Après est-ce qu’on doit confier ce rôle à une structure comme une école de musique, ça c’est une autre question…
Eric : c’est d’abord la méthode d’apprentissage et de transmission qui compte, et pas forcément le lieu ou se déroule cet apprentissage. Qu’il soit associatif ou public, c’est le contenu qui compte et pas le contexte. Mais ce qui est important, c’est que les écoles de musique essaient de s’ouvrir, comme ici à Evron, Bonchamp, Saint-Berthevin, Ernée… Aujourd’hui, on travaille avec toutes ces écoles.

En musique traditionnelle, on sent que la question du lien social est centrale…

Arnaud : Bien sûr. Le but des bals folk, c’est de faire se rencontrer les gens, de créer du lien…
Fabrice : c’est ce que j’apprécie dans les bals folk. Tu débarques, tu ne connais personne et tu peux te retrouver en trois heures avec 20 potes. Il y a une connivence, une proximité entre les musiciens et les danseurs, entre les danseurs eux-mêmes… Et la proximité c’est la base de nos musiques à nous. Tu es dans une fête, tu sors ton djembé, ton harmonica et hop, pas besoin de sono, c’est parti !
Eric : et on a besoin de ça ! Aujourd’hui, on vit dans une société où l’on est très consommateurs et individualistes. Il y a un moment où l’on se dit : « j’ai fait le tour des boîtes, des machins, des trucs… j’en ai marre ». La salsa, les bals folk, les danses à deux, à quatre, en ligne… rencontrent un succès phénoménal en ce moment. Il y a une demande incroyable pour ces danses collectives. Mais c’est normal, regarde comment on vit aujourd’hui !? C’est lourd ! C’est lourd d’être tout seul devant sa télé, d’avoir du mal à rencontrer des gens…
Arnaud : en Irlande, ces moments collectifs sont encore très présents. C’est naturel pour eux. Les gens n’ont pas perdu ça…
Eric : avec MPI, nous travaillons beaucoup dans les quartiers, en lien avec la communauté guinéenne. On organise des ateliers avec les enfants, on joue lors des fêtes traditionnelles et communautaires. On fait vivre cette musique ici, en lien avec les populations africaines. On connaît beaucoup d’assos à Rennes, à Nantes, etc., qui proposent comme nous des cours, des stages… et qui n’ont pas du tout de liens avec la communauté africaine de leur ville. Je ne concevrais pas notre action sans ce travail-là. À un moment, tout ça dépasse largement le cadre de la musique.