Quand l’art s’en va aux champs… Invité en résidence dans le nord de la Mayenne, le musicien et plasticien sonore Mattieu Delaunay est allé à la rencontre d’éleveurs de la région. De ces rencontres est né un spectacle, 180°, entre documentaire et poésie, musique et arts de la rue.

L’endroit n’est pas banal pour un rendez-vous avec l’art. Une route de campagne serpente à travers le bocage mayennais et conduit le visiteur à une petite ferme élégante, blottie entre deux collines verdoyantes. Des éoliennes meublent l’horizon. Ces sentinelles d’acier semblent veiller, impassibles, sur la douceur de vivre qui transpire de ce petit coin de nature. Nous sommes chez Émeline et Stan Le Coq, au GAEC du Carré d’Ouailles. C’est chez ces éleveurs de brebis, près de Chantrigné, au nord de Mayenne, que le festival Les Entrelacés a décidé d’installer son marché bio ce 23 mai.
Depuis trois jours, des artistes ont rejoint Émeline, Stan et leurs brebis. Invitée par Les Entrelacés, en partenariat avec Le Kiosque, centre d’action culturelle de Mayenne Communauté, la compagnie Atelier de papier fera découvrir son travail aux visiteurs du marché.
Sous un hangar de la ferme, Mattieu Delaunay, directeur artistique de la compagnie, fait le point sur le programme de la journée avec le reste de la troupe. Lancé depuis 2016, cet évènement à la sauce Entrelacés associe « plusieurs ingrédients », précise David Seurin, responsable du festival d’arts de la rue : « C’est une règle, dans nos marchés, il doit y avoir systématiquement des producteurs, de la convivialité et un spectacle ». Et cette année, le spectacle est d’un genre… différent. Mattieu a concocté plusieurs installations sonores, qu’il a semées un peu partout dans la ferme. Toutes ces créations partagent un point commun : des sons collectés chez des éleveurs bio du département. Autant de documents que la compagnie donne à entendre et ressentir avec poésie.

Du paysage à l’assiette

Mattieu Delaunay était prédestiné à utiliser le son sous toutes ses formes. Alors qu’il n’est pas encore né, sa maman lui fait écouter Brigitte Fontaine, une enceinte collée sur son ventre rebondi. Quant à son père, maraîcher mélomane et fou de Jimi Hendrix, il collectionne les vinyles en tous genres. Mattieu grandit à Écouflant, commune rurale près d’Angers, bercé par cette ambiance, et France Inter que ses parents écoutent en permanence. Malgré sa passion pour la musique, il s’oriente vers le social : « la musique me stimulait mais je ne me voyais pas faire carrière là-dedans, c’était trop dur ! ». Diplôme en poche, Mattieu revient malgré tout à ses premières amours. Tout s’enchaîne, il crée une première compagnie, se forme à la mécanique avec un ami de la famille, Jean-Yves Achard de Royal de Luxe, et rejoint le collectif angevin ZUR où il va explorer, tester, inventer, bidouiller, avec une liberté totale et les moyens d’une compagnie subventionnée.
En 2001, il créé sa compagnie et ses propres installations et spectacles. C’est au cours de l’un d’eux, une randonnée sonore en pleine nature, que le spectacle 180° trouve son origine. Mattieu se pose la question de l’influence des éleveurs sur les paysages. À leur contact, il prend conscience que ce sont eux qui façonnent notre environnement et produisent la nourriture que l’on mange. Il décide donc d’enregistrer leurs paroles et leurs univers sonores. Une question l’obsède : le rapport des éleveurs à leurs animaux, et notamment à leur mise à mort.
Chez Bruno Fléchard, co-directeur du Kiosque, le propos fait tilt : « l’histoire conjointe de l’homme et de l’animal, du paysage à l’assiette, que me proposait Mattieu m’a tout de suite parlé ». Bruno connaît bien l’univers de la compagnie, qu’il a déjà accueillie plusieurs fois en spectacles et résidences. « Mattieu a cette faculté de mettre le spectateur en position de naïveté, il casse les codes du spectacle de rue. Dans 180°, il nous téléporte au bord d’un champ, un casque sur les oreilles. »
Après un an de recherche soutenue par Athenor, centre national de création musicale de Saint-Nazaire, Mattieu et sa compagnie s’installent début 2019 dans le nord de la Mayenne pour une résidence de plusieurs semaines. Avec Cécile Liège, créatrice sonore, ils collectent des sons et des témoignages pour créer des portraits d’éleveurs que Mattieu décrit comme des « phonographies ». Grâce au temps long de leur séjour en Mayenne, ils ont noué avec les paysans rencontrés des liens affectifs forts, dont ces phonographies portent l’empreinte.
En attendant le spectacle complet qui sera dévoilé aux Entrelacés, les artistes profitent du marché bio pour faire découvrir aux visiteurs le fruit de leurs pérégrinations dans le bocage mayennais.

 

© Arnaud Roiné

Salle de traite onirique

Alors que les producteurs installent leurs échoppes dans la cour de la ferme du Carré d’Ouailles, la compagnie cale les derniers détails de ses installations. Sous deux pommiers majestueux, le violoncelliste Guillaume Chosson est installé au milieu d’un cercle de chaises longues. Il accompagne en direct un des montages sonores réalisés par Mattieu. Casque sur les oreilles, les yeux fermés, les spectateurs sont allongés en pleine nature. « On a l’impression d’être la tête dans le troupeau », confie un couple dans la soixantaine, encore sur son nuage après les six minutes d’expérience sonore qu’il vient de traverser.
Dans la petite salle de traite, un violoncelle tourne sur lui-même, des cymbales ont pris la place des brebis. Un troupeau de robots musicaux accueillent le curieux pour une traite onirique mise en musique par le comédien Raphaël Dalaine. Un peu plus loin, sous le hangar, la Citroën Acadiane de Stan Le Coq a été transformée en point d’écoute. On y découvre les témoignages d’élèves du lycée agricole Rochefeuille à Mayenne, partis à la rencontre de paysans bio…
Tour à tour acheteurs engagés et spectateurs surpris, les visiteurs affluent alors que la journée s’étire vers la nuit. Les différents ingrédients du marché s’entremêlent dans une alchimie propice à la convivialité. Mattieu passe entre les tables où se sont installés les convives pour partager leur repas. Il fait écouter au casque le témoignage de Stan Le Coq, l’éleveur qui les accueille. Le dispositif donne l’impression que Stan susurre à l’oreille de l’auditeur isolé au milieu du tumulte. Il confie la proximité qui le lie à l’animal, et qui l’empêche d’accompagner ses bêtes à l’abattoir. On sort de cette expérience avec une sensation d’intimité, comme si Stan était devenu un ami de longue date, en quelques minutes d’immersion sonore. Magique.

 

À VOIR
180°, le 14 juillet aux Entrelacés (Lassay-les-Châteaux). Plus d’info.