Les maisons de disque vont-elles disparaître ? Est-ce la fin du cd et des studios d’enregistrement ? Économiste et co-auteur de l’enquête « Les musiciens dans la révolution numérique », François Moreau a interrogé plus de 700 artistes sur leur rapport au « numérique ». Introduction à un monde en plein basculement.
François Moreau : l’idée de cette enquête est née en 2006, en plein débat sur la mise en place d’une législation liée au piratage, via les lois Dadvsi puis Hadopi. Dans ce débat, on entendait beaucoup les maisons de disques et très peu les artistes. Nous voulions pour une fois donner la parole aux musiciens, et pour ne pas limiter le débat à la question du piratage, il nous a semblé intéressant de les interroger sur l’ensemble des aspects du numérique : leur perception et leur utilisation des home studio, d’internet, etc. Nous avons contacté l’ADAMI (société de gestion collective des droits de propriété intellectuelle des artistes-interprètes, qui perçoit et répartit les droits de 100 000 artistes pour l’utilisation de leur travail enregistré, ndlr), avec qui nous avons constitué un échantillon représentatif de 4000 artistes (dont plus de 700 ont répondu), soit a priori la frange la plus professionnalisée des musiciens : pour être à l’ADAMI, il faut en effet avoir eu un contrat d’exclusivité avec une maison de disques.
Vous parlez de « révolution numérique ». En quoi le numérique est une révolution ?
Il y a une remise en cause radicale de l’industrie musicale et des conditions d’exercice des artistes. L’émergence du numérique est concomitante avec une baisse de 50% des ventes de disques depuis 2002. Pour une industrie, perdre la moitié de son chiffre d’affaires, c’est effectivement une révolution. Et pour les artistes, notre enquête l’a bien montré, c’est une remise en cause de leurs conditions de pratique : la possibilité de s’autoproduire, d’utiliser des home studio, de s’autopromouvoir via les réseaux sociaux, de communiquer différemment avec leur public, etc. Toutes ces nouvelles opportunités, ils les ont vraiment saisies à bras le corps.
Votre enquête montre que les musiciens ont très vite et très massivement adopté internet…
Quels que soient les genres musicaux, les musiciens que l’on a interrogés font un usage intensif du web : 89% d’entre eux bénéficient d’un accès internet à haut débit, alors que la moyenne pour la population française est de 58%, 83% d’entre eux l’utilisent quotidiennement… Une très grande majorité d’artistes reconnaissent qu’internet est pour eux, avant tout, un formidable outil de communication. C’est une vitrine à l’efficacité dix fois supérieure à n’importe quelle distribution de flyers… Ils l’utilisent pour communiquer avec leur public mais aussi avec les professionnels : organisateurs de concerts, labels, etc. C’est l’un des constats clés de cette enquête : tous disent que le net a permis d’améliorer leur communication, donc leur notoriété, mais qu’en revanche, paradoxalement ça n’a pas amélioré leurs revenus, notamment ceux liés à la scène. En prenant le problème sous un autre angle et en ne posant pas directement la question des revenus, on observe que les artistes qui font beaucoup de concerts sont beaucoup plus tolérants au piratage que les artistes qui ne font pas ou peu de concerts. S’ils sont plus favorables au piratage, c’est probablement qu’ils en pâtissent moins, parce que cela augmente leur audience sur scène. On voit qu’un lien se dessine…
Certaines études identifient en effet un lien entre la numérisation et la tendance à la hausse de la fréquentation des concerts…
Si les ventes de disques se sont effondrées, la fréquentation des concerts a en effet plutôt tendance à augmenter. Grâce à internet, les gens écoutent et découvrent plus de musique, qu’ils l’aient piratée, achetée ou écoutée sur des sites de streaming. On découvre plus, on est donc sans doute plus enclin à aller aux concerts.
Quelle est la position des artistes face au piratage ?
70% des artistes se disent dérangés par le peer to peer, mais les clivages ne sont pas forcément ceux que l’on attend. Comme on l’a vu, le fait de faire des concerts ou pas est facteur de clivage déterminant, tout comme l’autoproduction : les musiciens qui s’autoproduisent sont très majoritairement opposés au piratage. Logiquement, ils raisonnent comme une maison de disques : ils ont un investissement financier à rentabiliser. En revanche, les musiciens qui ont une faible notoriété sont beaucoup plus tolérants que les autres, parce qu’ils n’ont rien à perdre. Le peer to peer leur permet de partager leur musique et d’être un peu plus connus qu’avant. On voit que l’opinion des artistes face au peer to peer est une question complexe. Cela contredit l’idée selon laquelle tous les artistes sont opposés au piratage parce que leur intérêt est totalement convergent avec celui des maisons de disques.
Au-delà d’internet, la numérisation, via les home studio, a aussi bouleversé les modes de production de la musique…
Près de 40 % des musiciens de l’enquête possèdent un studio d’enregistrement numérique personnel (« home studio »), 66% en utilisent un régulièrement… Ce phénomène est en germe depuis 20-25 ans, avec les premiers ordinateurs Atari ST, mais aujourd’hui avec un coût d’équipement raisonnable – de l’ordre du prix d’un instrument -, la qualité obtenue par un home studio s’approche très près de celle d’un équipement professionnel. 50% des musiciens enquêtés enregistrent leurs maquettes, voir leurs albums en home studio plutôt qu’en studio professionnel. Même si c’est un mouvement encore émergent, on peut imaginer une solution complète avec le numérique : on peut s’enregistrer, s’autoproduire, s’autopromouvoir… On a une espèce de modèle « do it yourself » qui apparait, où l’on peut contrôler toutes les étapes et très bien se passer des maisons de disques. Si les majors ont d’abord voulu empêcher l’émergence de cette révolution numérique, plutôt que s’y adapter, c’est parce qu’elle remettait en cause ce sur quoi était assise leur domination : le contrôle de la distribution et de la promotion.
Quel est l’impact du numérique sur le développement de l’autoproduction ?
Internet, les home studios, etc. accompagnent et généralisent ce phénomène. L’autoproduction était auparavant soit le fait d’artistes qui n’avaient pas trouvé de maisons de disques et qui par défaut s’autoproduisaient, soit de stars qui créaient leurs propres labels. On observe maintenant un nombre croissant de musiciens qui décident de s’autoproduire, non par défaut, mais parce que finalement ils sont peut-être capables de faire aussi bien qu’un label, tout en maîtrisant leur projet.
Malgré leur forte « numérisation », les musiciens restent attachés au disque. Internet n’a pas (encore) tué le cd ?
On est à la croisée des chemins. Le monde bascule, mais on n’a pas encore basculé dans le tout numérique. Si la « consommation » numérique s’est généralisée, tout le reste de l’industrie musicale est encore dans l’ancien monde. Peu d’artistes, 16% selon notre enquête, sont en effet prêts à abandonner le cd. « J’ai fait un disque ». Le cd reste une carte de visite. Pour trouver des concerts ou passer en radio, il faut avoir fait un cd.
Aujourd’hui aux États-Unis, les ventes numériques représentent plus d’un quart du total des ventes de musique. Internet n’a pas encore tué le cd, mais dira-t-on encore là même chose dans cinq ans ? Ce qu’on peut supposer, c’est que l’objet cd deviendra un objet de luxe. L’entrée pour toucher les consommateurs, ça sera peut-être plutôt la musique numérique, des fichiers en streaming gratuits et pour les fans, il y aura le cd à 25 euros, mais avec un énorme livret, des bonus… Le cd restera sans doute mais plus comme mode dominant de diffusion de la musique.
Paradoxalement, alors qu’ils restent attachés au disque, beaucoup d’artistes semblent plébisciter la vente par bouquets de titres plutôt que le format album ?
Quand il s’agit d’imaginer de nouvelles voies de distribution, les artistes sont souvent plus innovants que les maisons de disques. Pour certains artistes, le format album paraît lourd, parce qu’il oblige à attendre un an, voir deux avant de sortir un autre disque. Avec internet, on peut produire et diffuser un flot continu de musique. Dès que l’on a deux ou trois morceaux, on les sort. On s’affranchit ainsi d’une sorte de rythme immuable, qui était jusqu’à maintenant celui qui régissait l’industrie du disque.
Tous les musiciens aujourd’hui ont leur page Myspace. Dés lors, comment se faire remarquer ? Les exemples de réussite « à la Artic Monkeys » ne sont-ils pas des leurres ?
L’exemple des Artic Monkeys est une exception, un contre-exemple de ce que peut être l’impact du numérique sur l’industrie musicale. Selon la théorie de la « longue traine » développée par Chris Anderson, on devrait plutôt assister à une érosion du star system, une augmentation du nombre d’artistes actifs et une fragmentation du marché. On constate d’ailleurs que les ventes sur internet sont moins concentrées sur quelques titres que les ventes physiques. Les groupes, qui avaient avant un public de 10 000 ou 15 000 personnes en France, vont, grâce au numérique, se retrouver avec un public de 50 000 personnes dans le monde entier. On est loin des Artic Monkeys ou des Rolling Stones… On pourrait assister à une forme de paupérisation de l’industrie musicale, où beaucoup plus de gens accèdent au statut de presque professionnel, sans l’être tout à fait : ils tournent plus, sont plus connus mais personne ne devient riche. Plein de « petits » groupes vont vivre un petit peu mieux qu’avant. Des groupes, qui n’auraient pas faits le choix d’une carrière musicale, vont maintenait se lancer, mais avec des revenus qui ne leur permettent pas toujours de vivre de leur musique.
Entre les professionnels et le public, apparaît une nouvelle catégorie, que vous appelez les amateurs éclairés ?
Il y a 15 ou 20 ans pour devenir professionnel, il fallait avoir les moyens de se payer un studio d’enregistrement, être en capacité d’intéresser une maison de disques, etc. Autant d’obstacles pour les artistes qui n’avaient pas assez de notoriété, d’audience, etc. Aujourd’hui, ça s’estompe : des amateurs, grâce au home studio, peuvent parvenir à émerger. De la même façon, la frontière entre musiciens et consommateurs tend à s’effacer : les consommateurs deviennent plus actifs, ils sont prescripteurs de musique, via les blogs, leurs pages Facebook, quand ils donnent leur avis sur Deezer. Dire « j’aime », « j’aime pas », ça peut aussi influencer le choix des autres consommateurs. Ils deviennent co-producteurs via des projets du type Mymajorcompany.com, ou même créateurs, quand avec des formats type mxp4, ils peuvent totalement personnaliser l’interprétation des morceaux qu’ils écoutent. On assiste à un floutage généralisé des frontières historiques entre les artistes, les professionnels de la musique et le public.
Le cd étant amené à devenir un support de diffusion minoritaire, quels seront demain les modes de distribution de la musique ?
Les maisons de disques, après s’être longtemps opposées à l’abonnement avec téléchargement illimité semble aujourd’hui y venir. Et si iTunes réfléchit à la mise en oeuvre d’un système de téléchargement illimité contre une somme forfaitaire par mois, c’est bien parce Apple considère que c’est une solution d’avenir. Et la firme de Steve Jobs pourra certainement convaincre les majors de se lancer dans cette aventure, avec un système suffisamment large pour que cela change réellement les pratiques. D’un point de vue économique, c’est la bonne solution. Contrairement à un disque, le coût de reproduction et de distribution d’un fichier numérique est nul ou presque. Tous les gens devaient avoir accès à n’importe quel fichier du moment qu’ils sont prêts à payer une somme forfaitaire minimum. Toute la question ensuite est de savoir si la somme des paiements forfaitaires collectés suffira à financer l’industrie et la création musicales. Les premières évaluations semblent montrer que oui. Peut-être que dans dix ans, cela paraîtra évident, comme aujourd’hui on a la télé illimitée sur internet, d’avoir aussi la musique illimitée sur internet. Beaucoup de modèles coexisteront sans doute : peut-être qu’on aura des systèmes « bas de gamme » mais financés par la pub, des systèmes avec plus de valeur ajoutée, proposant des conseils, des débits plus forts, avec un abonnement type Spotify, et puis des systèmes intermédiaires où les fournisseurs d’accès à internet offriront ce service contre une augmentation du prix de l’abonnement. Il y a 30 ans pour vendre de la musique, c’était simple : on la vendait soit en 45, soit en 33 tours, à l’avenir sans doute qu’il y aura une beaucoup plus grande variété de moyens de diffuser et commercialiser la musique, et donc d’en vivre pour les artistes.
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