Marc Touché est un pionnier. L’un des premiers chercheurs à avoir fait des « musiques électro-amplifiées » (terme dont il est l’inventeur) son terrain de recherche privilégié. Après s’être intéressé à la question de la répétition et des risques auditifs, ce sociologue au CNRS travaille aujourd’hui sur la patrimonialisation et la « mémoire » des musiques amplifiées en France. Parrain de Rockin’Laval, cet ancien bassiste a marqué le projet de son empreinte, celle d’un sociologue de terrain, qui aux stars préfèrent les rockeurs de tous les jours, ordinaires et « magnifiques » à la fois.

Comment en es-tu venu à travailler sur ce que tu appelles la « socio-histoire des musiques amplifiées vues d’en France » ?

Je pars du principe que toutes les musiques sont porteuses de valeurs. Or quand j’allais visiter le musée de la Cité de la musique, je voyais de très belles salles, passionnantes et très bien réalisées, consacrées aux instruments des musiques classiques, tandis que les musiques amplifiées n’avaient le droit qu’à une seule salle, traitant le sujet rapidement. Ces musiques constituent pourtant des pratiques artistiques et culturelles majeures et majoritaires. Cela pose la question de la légitimé sociale et culturelle des musiques populaires, ne doivent-elles pas être considérées comme du patrimoine national ? Ne doit-on conserver dans les musées que les Rolls-Royce ? Et pas les deux cv ? Ne doit-on exposer que la vaisselle des rois de France ? Et pas celles des paysans, des ouvriers, des classes moyennes ? Les violons et pas les guitares électriques ? Ces objets à faible légitimité institutionnelle renseignent sur les modes de vie, les relations et rapports sociaux. Si on ne se donne pas les moyens de conserver certains de ces objets témoignant du passage d’une société acoustique à électro-amplifiée, ne resteront dans les musées que les instruments des musiques classiques, qui donneront à ceux qui les visiteront dans 40 ou 50 ans une vision totalement biaisée de notre époque.

N’était-il pas aussi nécessaire de se pencher sur cette « mémoire » pour contredire, comme tu l’écris dans le préface du livre Rockin’Laval, « les présupposés habituels qui obscurcissent les chemins de la réflexion sur l’histoire sociale des musiques amplifiées » ?

Lorsqu’on réalise une enquête comme celle qui a été menée à Laval, on s’aperçoit par exemple que les premiers rockeurs des années 60 répétaient et jouaient souvent dans des salles paroissiales tenus par des curés. Quand on raconte cela, les gens nous regardent avec des grands yeux. Cela vient contredire les préjugés que l’on peut avoir sur le rock, la jeunesse qui, contrairement à ce qu’on décrit parfois, ne sont pas des catégories à part, étanches, mais dans un échange permanent avec les mondes des adultes et des institutions. Il y a une telle passion que les groupes sont prêts à tous les compromis pour pouvoir répéter, que ce soit chez les curés ou dans les locaux syndicaux. On colle souvent aux musiciens rock une image de révoltés, la réalité est beaucoup plus complexe. Ce type d’enquête permet de montrer que, dans les années 60 et 70, si certains parents s’opposaient au fait que leurs enfants fassent du rock, dans bien des cas, les parents au contraire participaient à l’achat d’un instrument, aidaient le groupe de leurs fils pour aller répéter, jouer en concert…

À l’exemple de ces mamans qui deviennent impresario ou manageur du groupe de leur fils ?

Cela casse un peu les clichés rock’n’roll. Lors de ces enquêtes, on a très rarement affaire à des révoltés, des rebelles… S’il y a un acte de révolte, il réside principalement dans le fait même de monter un groupe à 16 ans comme à 40 ans : on se réunit à 4 ou 5 et on décide de faire nos chansons à nous. C’est déjà énorme, magnifique, de faire ça. Le récent film Les Chats persans, qui montre des groupes de rock en Iran, est riche d’enseignement de ce point de vue là. Ce ne sont pas des rebelles en soit, leurs textes, leurs rêves – aller donner un concert à Londres – sont ceux d’un groupe banal, comme il y en a partout dans le monde. C’est le fait même de vouloir s’exprimer librement et de créer un groupe qui est magnifique, qui les rend extraordinaires et fait d’eux des révoltés dans un contexte politique oppressif.

Ces recherches montrent aussi que les rockers sont loin de former une catégorie homogène ?

Au cours de ces enquêtes de terrain, on rencontre des gens issus de diverses milieux sociaux, et dans des situations sociales les plus contrastées. On y retrouve la société, la vie dans toutes ses composantes. Quand on va voir de plus près, on se rend compte que c’est un patchwork très contrasté. Et finalement, c’est plus complexe et plus riche que ce qu’on pouvait imaginer avant de s’y frotter.

Faire entrer le rock au musée, reconstituer un local de répétition dans une exposition, ça n’est pas risquer de figer cela dans une sorte de folklore ?

La folkorisation, figer un objet, une pratique musicale dans une seule et unique « vérité », c’est un risque permanent, qu’il faut toujours avoir présent à l’esprit et combattre. Quand on présente dans une exposition, comme à Laval, un studio de répétition, il y a toujours des gens qui prendront ce local comme le modèle unique de tous les lieux de répétition. Alors qu’il n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Une des solutions aurait pu être de présenter à côté de ce local des photos de lieux totalement différents, représentant d’autres époques, d’autres courants, d’autres contextes sociaux et modes de vie. Quand on expose quelque chose, il faut toujours penser à ce qu’il dit et à ce qu’il ne dit pas, à le mettre en perspective. Ainsi quand on parle dans Rockin’Laval des pionniers du rock, on présente musiciens noirs et musiciens blancs, Chuck Berry et Elvis. Ou, autre exemple, lorsqu’on évoque l’influence du rock anglais au début des années 60, on cite d’abord les Shadows. Un groupe que l’histoire du rock « officielle » oublie souvent de mentionner alors que les enquêtes de terrain comme celles menées à Laval et ailleurs montrent l’influence capitale que ce groupe a eu pour déclencher des vocations de musiciens et la création de très nombreux groupes.

Pourquoi as-tu accepté de travailler sur un projet aussi « improbable » que Rockin’Laval ? Laval n’est pas identifiée comme une ville très « rock’n’roll »…

Quand je parle de ce projet autour de moi, la plupart de mes interlocuteurs ne savent pas où se situe Laval, comme c’était le cas pour mes travaux avec le musée de Montluçon. C’est justement ce caractère improbable qui m’intéresse de l’arrivée de musiques venues d’ailleurs (USA, GB) dans des petites villes tranquilles, ordinaires, à l’image non tapageuse, ni métropole, ni ville phare. Voir comment ces musiques ont fait sens et pris racines en milieu rural et dans tous les types de tissus urbains. Le rock’n’roll puis les diverses formes de rock se sont répandus sur l’ensemble du territoire avec des histoires provinciales différentes de celle de Paris : la rencontre des parquets de bal et des groupes rock’n’roll, hard, planant constitue une histoire étonnante elle aussi improbable : une façon de vivre économiquement de ces passions à l’absence de salles dédiées. À l’échelle de la planète, Laval, c’est un village, un bourg… Vue de France, une petite ville. Mais vu de l’intérieur, de tout près, Laval, c’est immense, des quartiers, un monde en soit… On peut se contenter de raconter la « grande » histoire du rock, celle des Beatles, des Rolling Stones, mais c’est tout aussi riche d’enseignement sur ces musiques, la société et ses évolutions, etc. de décrire et d’analyser comment ces musiques ont été reçues, vécues ici. Ce type de travaux constitue un apport de connaissances qui va contribuer, avec les autres recherches menées ailleurs, à constituer une histoire des musiques amplifiées vues de France, plutôt que des Etats-Unis ou d’Angleterre. Dès le départ du projet, j’ai senti qu’il y avait une envie de mener un travail approfondi, d’avoir une vision historique, de remonter jusqu’aux années 60 et aux débuts du rock’n’roll en France. L’important étant de mettre en perspective ces années pionnières avec les décennies qui nous mènent à aujourd’hui. Si on m’avait dit : « on ne s’intéresse qu’aux années 80 », je n’aurais sans doute pas donné suite. Le travail que nous avons mené à Laval et ailleurs, ainsi que ceux réalisés par d’autres à Bordeaux, Nantes ou Brest, constitue un chantier de défrichage. Dans 10 ou 20 ans, quand de nombreux livres du même genre auront été écrits, on nous considérera comme des pionniers et on viendra interviewer l’équipe de Rockin’Laval parce qu’elle aura été parmi les premières à s’être lancée dans ce genre d’aventure.