Créer est leur métier. Regards croisés sur la façon dont les œuvres se fabriquent, avec deux artistes en pleine résidence de création, la plasticienne Elsa Tomkowiak et le comédien Stéphane Delaunay.

Tous les chemins mènent à Pontmain. Formée aux Beaux-Arts de Dijon, Elsa Tomkowiak, nouvellement installée à Douarnenez après quelques années en Loire-Atlantique, n’est pas une inconnue en Mayenne. En 2012 déjà, elle investissait la chapelle du Genêteil, lieu d’exposition du Carré, puis était invitée en 2015 au 6par4 pour une création in situ. Ses œuvres, de grandes dimensions, utilisent une infinie palette de couleurs souvent vives et éclatantes, et se déploient dans l’espace, s’appuyant sur l’architecture du lieu. Avec des moyens très simples (plâtre, plastique, carton, mousse, peinture), l’artiste propose une expérience saisissante par son ampleur et son énergie.
Son accueil en résidence au centre d’art de Pontmain la réjouit. « Étudiante, je suivais déjà la programmation du centre d’art, puis quand je suis arrivée dans la région nantaise, je suis venue plusieurs fois y voir des expositions. » La voilà donc ce printemps en immersion dans le bocage mayennais, entre une exposition à Amsterdam et l’inauguration d’une œuvre pérenne au CHU d’Angers cet hiver, la participation à un parcours d’œuvres en Normandie et une expo personnelle en Ardèche cet été. « Je suis identifiée pour la réalisation de grandes installations. J’avais envie de montrer d’autres aspects de mon travail et l’invitation de Pontmain coïncidait avec de nouvelles idées de peinture et de sculptures. J’ai pris ce temps de résidence pour approfondir ces pistes. »
Arrivé à Laval en 2015, Stéphane Delaunay est membre de ZUR depuis sa sortie des Beaux-Arts d’Angers, soit depuis une vingtaine d’années. Au sein de ce collectif angevin, il a participé à de nombreuses créations associant différents artistes dans une dynamique de décloisonnement des disciplines artistiques. Depuis une dizaine d’années, le quarantenaire collabore également avec des compagnies (Skappa, Le Lario…) comme plasticien, acteur, performer. En un mot, il fabrique des images avec ses mains de façon empirique.
Avec son compagnon de route également « zurien » Jean-François Orillon, il a fondé en 2017 la compagnie Les Mauvaises Herbes, dont le siège est à Laval. Après des années de travail en grand collectif, le duo « avait envie d’être autonome sur la définition des projets, de travailler sur des formes modestes et légères de spectacles, afin d’aller vers des publics qui ne sont pas forcément initiés et des lieux qui ne sont pas forcément des théâtres. Nous souhaitions aussi travailler en direction du jeune public et expérimenter un rapport scénique un peu particulier, en bi-frontal ».
Le premier projet de la jeune compagnie s’intitule Lundi ou l’être à deux, adaptation du Journal d’Adam et journal d’Eve de Mark Twain. Une histoire qui évoque « la rencontre de Il (Adam) et de Elle (Eve), la découverte de la différence et la formation d’une union. C’est aussi un texte qui parle de la création du monde. Avec ce spectacle, nous voulons offrir aux spectateurs un moment de poésie visuelle et sonore ».

Juste équilibre

Un an après avoir démarré le travail pour cette création, en ce mois d’avril, la compagnie est accueillie au Carré, scène nationale à Château-Gontier, pour une résidence d’une semaine. Lieux de spectacle, les théâtres sont aussi des lieux de fabrique. Toute l’année, Le Carré, comme bien d’autres, accueille des artistes en création. Au-delà de l’indispensable mise à disposition de lieux de travail, ce soutien peut aussi être financier : rémunération des artistes en résidence, aide à la production…
« Sans le régime d’intermittent auquel nous avons droit tous les deux, il nous aurait été impossible de disposer du temps nécessaire à la création de ce spectacle. Même si nous bénéficions de plusieurs soutiens logistiques ou financiers… Avec notre chargée de production, nous avons pris des contacts pour évaluer l’intérêt des programmateurs pour ce spectacle à venir. Il est très difficile de réunir les moyens nécessaires à une création, notamment les subventions des collectivités locales ou de l’État, sans avoir un début d’engagement de programmation. Nous avons invité quelques professionnels à assister à des temps de travail dans notre atelier. » Manifestement cela a porté ses fruits puisque Lundi ou l’être à deux bénéficie du soutien d’une demi-douzaine de partenaires, théâtres ou festivals, qui se sont engagés à accueillir des temps de résidence, à préacheter des représentations et/ou à participer à la production, dont le budget prévisionnel avoisine les 80 000 euros.
La première est prévue en novembre au Quai à Angers. Soit plus d’un an et demi après le démarrage du projet. Si le duo a une idée précise de ce qu’il veut provoquer chez le spectateur (émotion, ressenti…), le travail de création passe nécessairement par de nombreuses tentatives pour trouver le juste équilibre entre les différentes composantes du spectacle. « Nous n’habitons pas dans la même ville mais nous échangeons en continu nos idées entre les rendez-vous de travail. Le spectacle durera 45 minutes et sera accessible à partir de 6 ans. Nous serons deux sur un petit espace scénique et le public sera réparti sur des bancs qui se feront face. Notre jeu de comédien s’appuiera essentiellement sur nos mains qui révéleront des choses, feront apparaître un objet pour incarner l’apparition d’un animal par exemple. Tous les sons, les voix off de Adam et Eve et la musique sont préparés en amont avec d’autres artistes et techniciens. La collaboration avec ces nombreuses personnes demande beaucoup de temps de maturation pour que chacun assimile et s’approprie le projet de manière naturelle. »

 

Elsa Tomkowiak – © Fanny Trichet

Économie du don

De son côté, Elsa Tomkowiak, comme bien des plasticiens, mène son activité en solitaire dans une économie très différente de celle du spectacle vivant. Annaïk Besnier, directrice du centre d’art de Pontmain et programmatrice des spectacles de la saison culturelle intercommunale du Bocage Mayennais, le constate quotidiennement : « dans le domaine des arts visuels, “l’économie du don” est monnaie courante ». Beaucoup de jeunes artistes, pour se faire connaître, travaillent sans rémunération, voire paient pour avoir « l’honneur » d’être exposés.
Sans compter la polyvalence importante que requiert souvent leur activité : « J’ai compris sur le tard que la comptabilité, la communication, le démarchage, la recherche de financements, etc. faisaient aussi partie du travail d’artiste, raconte Elsa. Il n’y avait pas de cours de “professionnalisation” aux Beaux-Arts. J’ai été aidée par une association à Dijon pour monter mon statut. C’était du chinois pour moi ! »
Aujourd’hui, elle se réjouit d’être représentée par la galerie amsterdamoise The Merchant House et d’être sollicitée pour des expositions ou des commandes d’œuvres. « Après être passée comme beaucoup de jeunes artistes par des dossiers de candidature, je suis à présent invitée par des structures très diverses : galeries, centres d’art, musées, villes, hôpitaux, etc. pour investir des lieux variés dédiés ou non à l’art. Je trouve intéressant d’avoir des interlocuteurs très différents qui m’offrent un rapport large au réel. J’aime chercher où va se trouver le point de fusion entre mon travail pictural et le lieu. La réalisation demande moins de temps que le travail de balisage en amont : mesures, calculs, croquis, choix et commandes des matériaux, calendriers. J’ai un atelier chez moi qui me sert de laboratoire, je réalise les grosses pièces dans les lieux où elles seront exposées, et ponctuellement je loue des espaces pour travailler. »
À Pontmain, depuis 2000, le centre d’art accueille en résidence pendant six semaines deux artistes logés sur place et bénéficiant d’une bourse de 2 500 euros chacun. Les deux plasticiens présentent ensuite leur travail dans le cadre d’une exposition commune entre avril et juin. « Après une visite de repérage en décembre, le travail a commencé par un temps de recherche. J’ai ensuite passé commande des matériaux pour que tout soit prêt pour deux séances de travail qui ont vu le centre d’art se transformer en atelier géant. J’ai été aidée par deux stagiaires, étudiants aux Beaux-Arts de Dijon. Je travaille très souvent avec des étudiants d’écoles d’art. C’est très stimulant et souvent indispensable pour travailler à cette échelle. J’ai réalisé ici des œuvres qui seront également montrées en Ardèche. Cela a permis de mutualiser les budgets de production. »

Travaux publics

Au Carré, Stéphane Delaunay et Jean-François Orillon ont travaillé avec trois musiciens dans l’objectif de créer une matière sonore pouvant être combinée avec les voix enregistrées d’Adam et Eve. Trois techniciens du Théâtre de Laval ont été dépêchés sur place pour apporter une aide technique au projet. « Une résidence est prévue au Théâtre de Laval en octobre prochain, un mois avant la première. Le travail sera déjà très avancé. Nous avons donc convenu d’une collaboration en amont : aide pour la prise de son et la personnalisation des bancs sur lesquels sera assis le public, en respectant les normes de sécurité… »
Au terme de cette semaine de résidence, l’équipe a proposé ce que Le Carré a joliment baptisé un TP (pour travaux publics), un rendez-vous qui permet au public de découvrir une étape du travail de création et d’échanger avec les artistes. Il s’agissait essentiellement d’un temps d’écoute sonore. « Les retours du public sont importants pour ajuster et trouver le bon endroit, la bonne puissance émotionnelle mais aussi pour valider des choix techniques de diffusion du son. Au cours de l’échange, on a pu juger si les personnes avaient bien entendu, compris l’histoire… » Au programme des cinq mois à venir désormais : réécriture, enregistrement des voix pour adapter le texte au public et à la durée du spectacle, ajustements divers et répétitions.
D’emblée, Les Mauvaises Herbes ont imaginé des ateliers pédagogiques pour accompagner leur création. Des actions de médiation qui correspondent à une volonté propre mais viennent aussi répondre à une demande désormais très courante des théâtres, qui souhaitent proposer des actions en direction du public en amont des spectacles. De son côté, Elsa Tomkowiak confie : « je fais assez peu de médiation. Quand cela reste ponctuel, je trouve que c’est un miroir intéressant qui oblige à formuler son propos de façon différente. Il y a beaucoup de jubilation et de transgression dans ma façon de pratiquer la peinture et c’est souvent assez chouette, et même parfois émouvant, de partager ce moment. »
Médiation, enseignement… Si la pluriactivité est courante pour les plasticiens, Elsa ne développe pas d’autres activités pour vivre et produire ses œuvres : « j’ai la chance de pouvoir me consacrer à mon travail, même si c’est parfois les montagnes russes dans le porte-monnaie ! » Pour parler de sa vie d’artiste, Stéphane Delaunay utilise lui aussi une métaphore sinueuse, celle de la courbe. D’un rythme variable, de plein et de vide. Il parle d’une vie nomade, toujours entre deux trains, de projets plus ou moins financés et donc plus ou moins rémunérateurs. Si le projet des Mauvaises Herbes l’occupe beaucoup, il se prépare aussi à partir en tournée en 2018-2019 avec la compagnie lilloise Tourneboulé. Quand ses vies le lui permettent, il se consacre à la peinture, sans chercher pour l’heure à faire connaître ce qui reste encore un jardin secret…

 

Article paru dans le dossier «Profession ? Artiste ! » du numéro 63 du magazine Tranzistor.