À l’occasion de sa venue au festival des Mouillotins, discussion magique avec Malik, la révélation musicale française la plus improbable et réjouissante de ces derniers mois. 

Tout à l’heure sur scène, que voulais-tu dire, lorsque tu posais cette question : « Peut-on danser et penser en même temps ? »

On ne cesse de nous répéter que la musique doit être ciblée et correspondre à un format, un cadre si l’on veut que ça fonctionne. Ca doit pouvoir passer à la radio, ça doit être marketable, etc. Or moi, je suis un grand admirateur d’artistes tels que Brel, Ferré, Brassens… Ces artistes n’étaient pas fait par l’industrie, bien au contraire ce sont eux qui la faisaient. Je pense qu’on peut penser et danser en même temps, proposer de la musique qui fait danser tout en donnant à réfléchir. On peut casser les cadres, aller contre les idées reçues…

Ton travail, à travers notamment ton dernier disque Gibraltar, rencontre aujourd’hui un succès populaire important, mais cela fait déjà plus d’une quinzaine d’années que tu es actif sur la scène hip hop française. Comment vis-tu cette soudaine popularité ?

Je la vis tout à fait normalement. Il faut relativiser tout ça. Est-ce que je serai encore là demain, dans dix ans ? Nos métiers, ça n’est pas un sprint, c’est une course de fond. L’essentiel est dans la vie, pas dans le décorum. Il ne faut pas confondre. Le prix Constantin, les Victoires de la Musique…, toutes ces récompenses m’ont fait plaisir, mais je ne fais pas de la musique pour ça. Le succès de mon dernier disque ne garantit pas celui du prochain. Mon premier album, j’en ai vendu à peine 5000…

Avec Gibraltar, t’attendais-tu à un tel succès ?

On ne s’y attend jamais vraiment. Il y a un effet de surprise. Mais quelque part, on fait aussi de la musique pour ça. Ca n’a aucun intérêt de faire son truc dans son coin, juste pour soi et ses potes. On est toujours dans cette démarche un peu « camusienne », entre refus et consentement. Le refus, c’est être moi-même, sans concession, lorsque je créé, que j’écrit, que je compose… Je ne réfléchis jamais aux radios, ni au public à ce moment là. Et puis, il y a la phase du consentement : celle où tu essaies de rendre ce que tu as fait accessible au plus grand nombre. Faire de la promo, des interviews… Ma musique n’a rien de formaté, de calculé… Mais une fois que le disque est là, il faut bien penser à sa diffusion. Le problème, c’est quand on est dans la confusion. Pourquoi fait-on les choses finalement ? Est ce que je fais un morceau parce que j’ai des choses à dire, que j’ai envie de questionner le monde, la société dans laquelle je vis, mes compatriotes, etc. Ou bien, ai-je simplement envie de passer à la radio ?

Comment analyses-tu le succès de Gibraltar ? C’était le « bon disque au bon moment » ?

Ouais, je pense qu’il y a une question de timing. On vit dans un monde, une société qui privilégie la news, le zapping, l’hyperactualité… On ne s’arrête jamais en fait, et je pense qu’à chaque fois que quelqu’un prend le temps de se poser, de s’arrêter… Les gens écoutent. Ils sont enclins à dialoguer, à partager, aujourd’hui plus que jamais… J’ai l’impression de tomber pile poil en fait. Mais rien ne vient par hasard, de mon point de vue en tout cas. Pourquoi ai-je sorti ce disque aujourd’hui ? Pourquoi pas hier ? Il y a concordance entre ce que j’ai envie de dire et ce que ressentent les gens.

Tu as aussi sans doute bénéficié du phénomène slam ?

Sans doute mais c’est la même chose. Le phénomène slam, ça veut dire quoi ? Qu’à un moment, on veut s’arrêter sur le verbe. Et qu’on a envie de dialogue, de partage… Le slam, ça existe déjà depuis plus d’une quinzaine d’années. Saul Williams, ça fait un moment qu’il est là ! Mais si ça explose aujourd’hui, c’est parce que ça correspond à une attente des gens.

Si le disque fonctionne auprès d’un public aussi large, c’est aussi peut-être parce que ça n’est pas un album de rap classique ?

Pour moi quand les choses sont crispées, il faut revenir aux fondamentaux. C’est à chaque rappeur de rendre le rap universel, de montrer la pertinence de cette musique. Et la meilleur façon de le faire, c’est de revenir aux fondamentaux : le rap, c’est peace, unity and havin’fun. Le hip hop, c’est la seule musique qui, organiquement, est faite de toutes les autres, de par la culture du sample. C’est donc par essence une musique ouverte. A partir du moment où elle s’enferme sur elle-même, elle stagne, et stagner c’est la mort. Notre défi, c’est de sortir des clichés et de montrer l’aspect universel du hip hop aux gens.

Et comment fait-on quelque chose d’universel ? Cela semble un peu utopique, non ?, ou en tout cas très compliqué.

Eh bien non justement ! L’universel est fait des particularismes, des singularités de chacun. Pour être universel, il s’agit juste d’être soi. On fonctionne tous de la même manière. On est tous des êtres humains. Evidemment, c’est mon histoire personnel que je raconte. Mais on a tous un coeur qui bat, on aime tous, on pleure tous, on rêve tous… Tous ceux qui ont un coeur peuvent comprendre ce que je fais, qu’ils viennent du rock, du reggae ou d’ailleurs…

« Tous pareils, tous différents », c’est aussi ce que tu veux exprimer lorsque tu parles de la « France arc-en-ciel » ?

Oui. J’ai vraiment l’impression que le défi du 21e siècle, c’est le « vivre ensemble ». Que l’on soit capable de dialoguer, de partager avec l’autre. Toute ma démarche artistique est basée sur la rencontre, le dialogue, l’échange avec l’autre. C’est central dans mon travail mais aussi dans ma façon de vivre : même si on s’engueule, le dialogue, c’est la vie.

Tu te définis d’abord comme un rappeur. C’est quelque chose que tu revendiques ?

Je suis un rappeur, je suis un mc. Depuis que je fais de la musique, je fais du hip hop.. Le rap, c’est le jazz d’aujourd’hui, le blues d’aujourd’hui… C’est une musique en prise sur le quotidien, instantanée, en réaction. En même temps, il s’agit d’aller au-delà de ça. On pourrait rester dans quelque chose qui ferait qu’on se ghettoïserait, qui ferait qu’on ne s’ouvrirait pas aux autres, et c’est ça le travers du rap : rester entre soit. Etre hip hop, c’est faire preuve de curiosité, de courage. C’est parler avec ses tripes et son coeur… Je pourrai te donner cette définition pour le rock ou la chanson. C’est bien pour dire qu’il faut faire fi des formes. Sans pour autant les renier. Jamais je ne renierai le fait d’être un rappeur, et du fait je viens de la culture hip hop. Mais il faut être capable de transcender les genres. La fraternité, cela va au delà des chapelles.

Ce qui définis aussi le mouvement hip hop, du graffeur au rappeur, c’est que l’on n’est pas dans la représentation : le graffeur écrit son nom, le rappeur n’incarne aucun personnage et parle à la première personne, comme le danseur hip hop qui ne joue aucun rôle et ne représente qui lui et son crew ?

C’est ça. Dans le morceau « Céline », je parle de ça, de la notion de responsabilité artistique. Et elle est encore plus forte pour nous autres les rappeurs qui parlons directement en notre nom. Dans cette chanson, j’ai voulu faire l’analogie entre Louis-Ferdinand Céline et nous, les rappeurs. Cet écrivain s’est approché, d’un point de vue esthétique, le plus près possible du peuple et de sa langue. Lorsque le peuple est ta matière première, et bien tu peux en épouser la beauté comme les travers. Et c’est là qu’est le danger.

Je trouve qu’il y a beaucoup de points communs entre ce que tu dis sur scène ou à la ville, avec ce que peut exprimer quelqu’un comme Magyd Cherfi (de Zebda). Vous avez cette même façon de dire votre fierté d’être français, alors qu’il y a toute une frange de rappeurs ou d’artistes issus de l’immigration qui renie l’identité française ?

Je ne suis pas d’accord avec ce discours. Pour moi, on ne peut pas réduire un arbre à ses racines. Le passé, c’est une sorte de sac de douleurs. Si on ne dépose pas ce sac, on ne peut pas avancer. A un moment donné, on doit dépasser tout ça. Ce qui ne signifie pas nier ou oublier. Cela veut dire transcender. C’est la différence entre la plaie béante et la cicatrice. La cicatrice est toujours là, mais elle ne fait plus mal. La plaie te lance sans cesse. Et elle te coupe de ton futur et de ton présent. On ne peut pas réduire un arbre à ses racines. Moi, mes fruits, ils sont totalement français, européens à 1000 pour 100. Et mes racines sont africaines, et j’en prends soin, comme je prends soin de mes fruits. Je me sens totalement français et j’aime mon pays.

Ce sentiment d’être français, il puise aussi ses origines dans une culture littéraire, musicale… Tu disais tout à l’heure ton admiration pour Ferré, Brassens, Brel… Tu sembles d’ailleurs avoir une relation très forte à l’oeuvre de ce dernier ?

Lorsque j’ai commencé à me pencher sur l’oeuvre de Brel, j’ai découvert un artiste incroyable. Je dis souvent en blaguant que j’ai découvert un rappeur de fou… Et puis j’ai eu la chance de travailler avec son pianiste Gérard Jouannest, avec Marcel Azzola… La musique, et l’art en général, c’est une question de filiation. Les griots faisait du rap. Villon ? c’est un rappeur. Rien ne naît ex-nihilo. On n’invente rien, on ne fait que revivifier quelque chose qui existait déjà avant nous.