Pas étonnant qu’ils soient copains comme cochons. Même parcours (hier en groupe, aujourd’hui en solo), même attention portée à la musique des mots, même éclectisme musical, BABEL et MORRO partagent plus d’un point commun. Alors qu’ils préparent tous les deux un nouveau disque, nos compagnons (de la chanson) discutent de leurs influences, de leur rapport à l’écriture et à la scène…

La chanson française, c’est un genre dans lequel vous vous reconnaissez ?

Morro : Quand tu poses des textes en français sur de la musique, cela s’appelle de la chanson, peu importe la forme musicale que tu adoptes : elle peut être rock ou reggae, cela reste de la chanson.
Babel : Aujourd’hui, le mot « chanson » est presque devenu infamant par ce qu’il renvoie à toutes ces chansons anecdotiques, ces clichés qui font chier tout un tas de gens. Mais la chanson, ça n’est pas que cela. Pour moi, par exemple le slam, ce n’est jamais qu’un autre mot pour dire chanson. Dans mes morceaux, je pars vers du slam, de la déclamation, des octosyllabes très réguliers… Mais tout cela reste de la chanson. C’est une tradition orale qui existe depuis la nuit des temps. C’est juste raconter des histoires et les mettre en mélodie. L’habillage peut être parfois différent mais le propos reste le même. Cela dit, musicalement, je me sens beaucoup plus proche du rock, je n’écoute jamais de chanson chez moi (rires).

« Chanson française », n’y a-t-il pas un côté péjoratif dans cette appellation ? Quelque chose d’un peu suranné, désuet, « vieille France » ?

Babel : Mes frangins et frangines écoutaient autant Brel que King Crimson. Et j’aimais l’un autant que l’autre. On est quand même pétri de cet héritage là, de cette culture de la chanson à texte. Pour moi, Brassens c’est un truc énorme même si ça sonne gnangnan avec des textes en alexandrin, des décasyllabes… Il a fait ça pendant 30 ans sans jamais se remettre en question, et je trouve ça énorme. Avec un style monstrueux, il dit plein de choses, c’est hyper chargé de sens. C’est ça la chanson française, ce côté old school, qui peut faire un peu ringard effectivement. Tu te rends compte par contre qu’un mec comme Gainsbourg prennait d’autres directions, donc forcément cela t’ouvre sur autres choses…
Morro : Rejeter l’appellation « chanson française », c’est d’abord un fait générationnel, presque un parti pris d’adolescent : je rejette ce qu’écoutaient mes parents… Quand Brel crée « Ces gens-là », c’est de la chanson française. Lorsque Noir Désir reprend cette chanson, cela devient du rock alors que c’est la même chanson. La différence, ce qui la fera basculer dans un genre ou un autre, réside dans l’interprétation, l’énergie que tu insuffles…

En France, on porte une exigence particulière au texte. Est-ce que ça n’est pas parfois pesant ?

Babel : Avec l’anglais, tu peux dire des conneries, ça sonnera forcément. J’adore l’album Revolver des Beatles, mais ce qu’ils chantent, c’est complètement con. Et pourtant ça sonne grave. L’anglais est une langue musicale, qui possède des diphtongues qui se superposent plus facilement avec une mélodie. C’est beaucoup moins évident avec le français. On est donc un peu contraints, presque par défaut, à s’attacher au sens plus qu’au son. Et puis la France, c’est le pays de la littérature, des poètes : Rimbaud, Verlaine, Baudelaire… Des mecs comme Brel ou Brassens se sentaient déjà écrasés par ce passif là. On est forcément complexés par ce lourd héritage culturel…
Morro : Quand j’écris, en général, je ne me pose pas la question du sens. Ça n’est pas ce que je recherche en premier lieu. J’écris de manière intuitive, directe, et je privilégie d’abord la musicalité des mots. C’est d’abord l’aspect musical, poétique de l’écriture qui m’intéresse.

La question de la poésie semble importante à vos yeux, est-ce que votre inspiration se nourrit de littérature, de poésie… ?

Morro : Plus que n’importe quel chanteur, mon influence première, dans mon rapport au texte, c’est Prévert. C’est mon auteur favori car il a réussi à sortir du cadre, des règles et ça j’adore. Ca commence avec un vers de quatre pieds puis ça bascule dans un vers de 12 pieds. À force de lire, tu ressens le truc, cette musicalité. Il a une écriture très musicale, qui exprime plus de sens, ou plutôt de sensations, que d’idées. Pour moi, c’est ça la chanson, de la sensation et de l’émotion.
Babel : Il y a plein de choses qui m’inspirent. Ça peut être un film comme un bouquin… Il y a des auteurs qui m’ont vraiment retourné la gueule. Prévert en fait partie, des mecs aussi comme Céline ou James Ellroy. Ils ont inventé une langue. Leurs bouquins m’ont vachement marqué au niveau du style. La petite musique de Céline, c’est assez fabuleux. Il y a quelque chose de très musical et de très rythmé dans son écriture. C’est ce que je recherche dans les bouquins en général : qu’il y ait une musique derrière les mots. Mais dans mes périodes d’écriture, j’évite de lire, car tu peux être très vite influencé, faire du copié/collé sans même le vouloir. Et puis ça peut provoquer une forme de complexe parfois paralysante. Pour mémoire, nous ne faisons que de la chanson, pas de la littérature. Même si j’ai envie de faire les choses le mieux possible, la chanson c’est d’abord musical. Ce n’est pas un truc destiné à être lu mais plutôt à être écouté. C’est beaucoup plus simple que la littérature, la chanson. Ce qui n’empêche pas d’avoir des prétentions de style.

Pour vous, qu’est-ce qui prime d’abord, le texte ? La mélodie ? Quand vous écrivez une chanson, qu’est-ce qui vient d’abord, les paroles ou la musique ?

Morro : Clairement la musique. Je commence par le rythme, c’est quasi systématique. J’ai besoin de trouver un groove sur lequel se colle une mélodie. Le texte arrive ensuite, il peut de temps en temps m’obliger à modifier la mélodie, jamais le groove.
Babel : Moi aussi je pars de la musique pour écrire. La musique donne un rythme, un climat, des images, mais aussi un cadre. C’est mon côté rationnel, j’ai besoin de cette contrainte pour écrire. Pour moi, la chanson c’est d’abord musical, autrement dit, c’est destiné à être fredonné. Donc, ce qui compte en premier, c’est la mélodie, la rengaine. Le texte arrive dans un second temps. Regarde Brassens, ce sont les mélodies que tu retiens au départ. La plupart des gens sont d’emblée attirés par ses mélodies. Ils vont connaître le refrain mais rarement plus.

Vous semblez entretenir un rapport différent à l’écriture. Si on devait comparer votre travail d’auteur, selon vous, qu’est-ce qui vous caractérise ?

Morro : 90% de mes chansons sont écrites de manière intuitive, en utilisant les techniques de l’écriture automatique. Je considère que nous ne sommes qu’un vecteur, et que si tu te laisses un peu aller, les choses sortent naturellement. Je cherche des images plutôt que des histoires construites, une succession d’images qui va donner un tout. C’est quelque chose d’ailleurs que je retrouve chez Babel, dans des chansons comme « Visage pâle » par exemple. Là, on est davantage dans l’émotionnel que dans le cérébral.
Babel : L’écriture de Morro repose plus sur la métaphore que sur le sens. Quand j’écoute ses chansons, je me laisse capter par des images, des phrases sans forcément en saisir le sens au premier abord. Quand j’écris, au départ, je travaille de la même manière, c’est-à-dire que je me laisse aller. Après, ça ressemble à une extraction de minerai : on cherche en creusant, on ramasse quelque chose qui est tout crado. Puis après on le lave, on le polit et au final cela donne un beau collier. Je préfère travailler de cette manière là que de définir des thèmes précis où généralement tu t’enfermes. Après, j’aime bien aussi raconter des histoires. Ça doit être lié à ma culture cinoche, j’aime bien voir les chansons comme des petits films, et puis parfois j’aime bien aussi ouvrir un peu plus, pour laisser de la place à l’auditeur.

Vous êtes passés tous les deux par des expériences en groupe avant d’évoluer en solo aujourd’hui. Pourquoi cette évolution ?

Morro : Le solo m’offre une liberté que je ne ressentais plus en groupe. Je sortais d’une année en trio où tout était très cadré. Aujourd’hui, j’exploite à fond cette liberté. En arrivant seul sur scène, j’ai envie de surprendre, d’aller titiller le public et du coup de vivre pleinement la scène. C’est vraiment jouissif. Mais ce n’est pas une formule définitive, même si je prends mon pied, j’aimerai bien intégrer à terme un autre musicien pour avoir une véritable assise rythmique.
Babel : J’ai évolué dans plusieurs groupes avant de me retrouver en solo, j’ai connu les problématiques que rencontrent les groupes en général : la démocratie, c’est bien mais c’est fatiguant et ça freine les projets. Il faut toujours faire des compromis entre les objectifs et les envies de chacun. Aujourd’hui, je suis le seul maître à bord, je ne fais chier personne, personne ne me fait chier. La configuration solo m’a orienté vers la chanson : difficile de faire autre chose. Mais le solo, je le revendique. Être seul sur scène, c’est un défi, un dépassement de soi. Tu es à poil sur scène, et tu dois emmener le public dans ton univers juste avec tes mots et ta guitare, sans aucun artifice. Le public, je le vis presque comme un second musicien. C’est un échange perpétuel. Mais, comme Jeff, j’aspire au bout du compte à jouer avec d’autres musiciens sur scène. J’ai envie de vivre cette émulation, cette espèce de truc qui t’échappe sur scène, cette espèce de magie que provoque le fait de jouer avec d’autres. Et puis humainement, la tournée en solo est formatrice, mais aussi très épuisante parce que tu es toujours tout seul. Et puis voilà, tourner en solo, c’est plus facile parce que tu es léger financièrement, techniquement. Tu te faufiles partout, j’ai fait du festival, de la MJC, du rade, de la salle de concert… Économiquement, c’est plus simple à vendre…
Morro : Je n’ai évolué vers un projet solo pour des raisons économiques. C’est après coup que tu te rends compte que ton spectacle est économiquement viable. Je vais obtenir mon intermittence grâce à ce spectacle, mais ce n’était pas le moteur de mon choix au départ.

Et toi Babel, où en es-tu par rapport à l’intermittence ?

Babel : Je fus, je ne fus plus… J’ai été intermittent durant deux ans, puis il a fallu que je fasse de plus en plus de dates pourries pour faire du cachet et donc bénéficier du régime d’intermittent. Au bout d’un moment, je l’ai perdu pour diverses raisons. D’abord, tu te prends une claque et tu te dis c’est un échec. Puis tu relativises lorsque tu réalises que ce qui est normalement un moyen était devenu une fin. Ça m’a permis de penser mon projet autrement, de refuser d’être dans une quête effrénée aux cachets. Ce statut logiquement doit permettre la créativité, c’est une subvention à la culture. L’idéal, c’est d’avoir l’intermittence sans s’en préoccuper. Tu as un subvention qui tombe tous les mois et tu peux faire ton boulot dans de bonnes conditions. Quand tu es dans la phase intermédiaire dans laquelle je suis, c’est plus difficile. Tu as en permanence cette obsession au dessus de ta tête, qui prend le pas sur ta créativité. Par contre quand tu travailles à côté, tu as une espèce d’urgence à recracher ce que tu vis, à monter sur scène. Ça me fait penser à l’écrivain Charles Bukowski qui faisait des boulots de merde, mais qui, rentré chez lui, écrivait rageusement des trucs énormes.

Vous vivez tous les deux de votre musique. Comment vous en sortez-vous ? Qu’en est-il des réalités économiques de la scène « chanson » aujourd’hui ?

Morro : Tout le monde s’accorde là-dessus : certains lieux de diffusion doivent faire face à des baisses de subvention et par conséquent prennent moins de risques dans leur programmation. En tant qu’artiste en développement, tu en subis les conséquences. Les cafés concerts, n’en parlons pas, c’est l’hécatombe. On assiste à une certaine mutation du public qui ne fréquente plus ces petits lieux d’émergence artistique. Le public actuel a davantage la culture du streaming et de la tête d’affiche que celui qui fréquentait encore assidûment les cafés concerts, il y a quelques années. Le rapport à l’offre de plus en plus abondante a bouleversé les manières de consommer de la culture.
Babel : À notre niveau, c’est évident que c’est dur. On est une goutte d’eau dans un océan. Toi, petit chanteur en développement et qui, dans mon cas, n’a pas de tourneur, c’est évident que tu vas galérer à trouver des dates. Tu t’adresses à des programmateurs qui croulent sous les sollicitations, notamment dans les Smac. Cela marche beaucoup par le bouche à oreilles, c’est un travail de fourmi. À notre niveau, tout n’est affaire que de rencontres…

Parlons de votre rapport à la scène. On ressent chez toi, Babel, une envie d’interpréter et d’incarner tes chansons, une forme de théâtralité. Tu joues presque un personnage parfois, ce qui est moins vrai chez Morro…

Babel : Cela vient de mon parcours. Je viens du théâtre. J’aime aussi beaucoup le cinéma. Je recherche un moyen d’expression qui mélange ces influences, qui soit un télescopage de plusieurs façons d’exprimer des choses : le texte, la musique, le jeu… Babel est un moyen de mélanger tout ça. Mon besoin d’incarner ce que je chante est sans doute lié à ma culture cinoche, et puis c’est ma façon d’être. Je m’intéresse aussi beaucoup au conte. J’aime l’idée d’aller choper les gens, de parvenir à les captiver. J’ai envie de raconter des histoires pour les emmener ailleurs.
Morro : J’ai un rapport à la scène beaucoup moins théâtral et « incarné » que Babel. Sur scène, mon truc c’est d’être cash, moi-même. Je me laisse aller totalement. J’essaie d’être le plus proche de ce que je suis dans la réalité. Mais évidemment, je ne suis pas tout à fait sur scène comme je suis au quotidien. J’essaie de donner au public ce que j’ai de plus frais à proposer, avec ma personne.

Quels sont vos actualités respectives ? Une sortie d’album pour Morro et un premier disque à l’automne pour Babel ?

Babel : Mon premier album est quasiment terminé, à un ou deux morceaux près. J’attends d’expérimenter mes nouvelles chansons sur scène avec des musiciens pour sortir l’album. Je suis en train de monter le projet. On devrait passer une partie de l’été à répéter, avec un premier concert prévu en octobre. La sortie du disque est prévue pour l’automne, voire début 2011.
Morro : Mon troisième album est sorti début mars. Et pas mal de dates sont en train de tomber. J’ai une trentaine de concerts prévus jusqu’à l’été.