De São Paulo à Laval, du métier de comédienne à l’enseignement théâtral – deux passions qu’elle conjugue avec bonheur-, du théâtre de rue à l’art du clown, l’intranquille Julia Henning n’a jamais cessé d’être en mouvement. Discussion sans filtre, chez elle, alors qu’elle présente son nouveau spectacle, la fiction éco-féministe « Viendra le temps du feu ».

 

Derrière son français parfait, pointe un très léger accent, où chante imperceptiblement sa langue maternelle. Julia Henning est née et a grandi au Brésil. C’était dans une autre vie, l’une des multiples que la comédienne,  à 40 ans,  semble avoir déjà vécues. Courant sur quelques pages, son CV dit la richesse de son parcours, qui l’a vu enseigner le théâtre en Inde, être instit dans une école maternelle à Londres, co-diriger un centre ludo-éducatif bilingue à Paris ou donner des cours de théâtre à Nîmes… Sans parler des nombreuses pièces qu’elle a créée ou interprétée, tout en ne cessant jamais de se former, d’apprendre, dans une quête permanente de sens et de soi.

En 2021, elle atterrit à Laval, pour enseigner le théâtre au conservatoire. Et, l’été dernier, elle se posait à Juvigné. Pour profiter du verdoyant bocage du nord Mayenne, sur laquelle donne la lumineuse véranda de sa nouvelle maison.

On est loin, bien loin de São Paulo, sa ville natale. À l’écart de l’agitation et de la frénésie de la vie citadine, elle a trouvé ici le calme et la sérénité auxquels elle aspirait. « J’ai toujours su que je ne vivrais pas toute ma vie à São Paulo, où l’on ne se sent jamais vraiment tranquille, au repos, même à la maison« , confie-t-elle, avec, sur ses genoux, le chat Minou, qui sous des airs indifférents révèle très vite un goût certain pour les câlins.

Un peu intimidée par l’exercice de l’interview radiophonique, Julia se détend vite, laisse éclater son rire communicatif, son enthousiasme et son hypersensibilité, lorsqu’elle se confie sur les violences sexuelles et sexistes qu’elle a subies ou quand elle revient sur son enfance au Brésil. La comédienne a grandi dans une famille d’artistes. Ses parents dirigeaient une école de musique, où elle apprendra le chant. C’est là qu’est née son attirance pour la voix humaine, les grands chanteurs… Un rapport qu’elle explore toujours aujourd’hui dans son travail. « Il y a quelque chose là-dedans qui me touche ».

Mais adolescente, c’est entre le théâtre et l’enseignement qu’elle hésite. « Ce dont j’étais certaine, c’est que je voulais travailler avec les autres, en interaction, en contact avec des gens. Je ne me voyais pas seule dans un bureau, derrière un écran ».

« Ce dont j’étais certaine, c’est que je voulais travailler avec les autres, en interaction, en contact avec des gens  »

Elle opte pour une licence en pédagogie à l’université de São Paulo, où très vite le théâtre la rattrape : elle y rencontre Rafael Rios, professeur d’art dramatique, de 30 ans son ainé. Connexion immédiate, malgré la différence d’âge, et première rencontre déterminante, qui lui fait comprendre que c’est là, sur une scène de théâtre, qu’elle se sent pleinement exister. Elle joue dans plusieurs spectacles de rue, mis en scène par Rafael Rios. Et trouve le temps de créer en 2006, avec quelques amis étudiants, le toujours actif « Laboratoire Expérimental d’Art, Éducation et Culture » au sein de l’université. Son « premier bébé », qui permettra à des milliers d’étudiants de découvrir et pratiquer le théâtre, la danse ou la musique…

Grande bascule

En 2007, suite à l’annulation inopinée d’une tournée programmée au sein de fermes de la pampa brésilienne, elle s’inscrit, un peu par hasard, à un master d’études théâtrales en France. Sa candidature est retenue : quelques mois plus tard, en janvier 2008, la jeune Brésilienne débarque à Nice, avec trois phrases de français pour tout bagage linguistique. Mais l’acclimatation est rapide… Tant et si bien qu’après son master, elle poursuit son cursus à l’AIA, centre international de formation professionnelle pour les artistes du spectacle, où elle travaille avec le comédien et directeur artistique Jean-Paul Denizon, collaborateur historique de Peter Brook,  qui la mettra ensuite en scène.

Seconde rencontre marquante et nouveau déclic. Avec Jean-Paul Denizon, elle explore le lien qu’entretiennent corps et pensée et comprend qu’« avant que la pensée ne devienne parole, elle traverse le corps. Dans cette approche, il s’agit d’être à l’écoute de nos sensations, de se connecter profondément à elles lorsqu’on est sur scène, et d’apprendre à les laisser habiter le texte ».

Cette démarche l’anime dans son travail de comédienne mais aussi dans sa pratique pédagogique, centrée sur l’expression corporelle, le plaisir du jeu, l’épanouissement de chaque élève. Car finalement, entre le théâtre et l’enseignement, Julia n’a jamais choisi : elle conjugue les deux, dans un rapport fructueux. Transmettre la nourrit : « J’apprends tellement quand j’enseigne. Je découvre, je comprends tellement de choses avec mes élèves… Et puis c’est tellement gratifiant de voir la confiance, le regard sur le monde, l’aisance corporelle que cela leur apporte. C’est génial de les voir se transformer, se réaliser grâce au théâtre ».

« J’apprends tellement quand j’enseigne. Je découvre, je comprends tellement de choses avec mes élèves… »

Se réaliser. « Déconstruire les schémas socioculturels profondément ancrés en nous, qui parfois nous empêchent d’être libre, pour faire émerger son être authentique ». C’est le mantra de l’école fondée par Philippe Gaulier, clown et pédagogue à la renommée internationale. Entre 2015 et 2017, Julia suivra son enseignement. Nouvelle révélation et « grande bascule », qui provoque chez elle de profonds changements sur « le plan personnel, émotionnel autant qu’intellectuel ».

Créé en 2017, Le Kleitoris Ballet, nouveau spectacle de sa compagnie La Tête de Babel, naitra de la profonde introspection qu’induit cette expérience de formation. Lorsqu’elle s’aperçoit que la totalité des élèves de sa promotion ont été victimes, comme elle, d’agressions sexuelles, l’évidence s’impose : « de quel autre sujet peut-on parler ? ». Elle créé donc, avec deux autres comédiennes, affublées comme elle d’un grotesque déguisement de clitoris gonflable, une sorte de conférence clownesque et bouffonne qui, par l’humour et la dérision, parle de « ce qu’être une femme dans une société dominée par les hommes, du tabou de la sexualité féminine, de l’hyper sexualisation et de l’objectification de nos corps… »

Viendra le temps du feu, son nouveau spectacle, créé au printemps 2024, prolonge ce propos féministe, en le croisant avec un autre sujet à l’actualité (malheureusement) brûlante : le dérèglement climatique. La comédienne a choisi d’adapter le roman éponyme de l’écrivaine Wendy Delorme, une fiction écoféministe et dystopique qui met en scène une communauté de femmes rebelles et résistantes, évoluant dans un monde d’après l’effondrement climatique, où règne un ordre autocratique et patriarcal. Dirigée par le metteur en scène Didier Lastère, elle livre dans ce solo une performance impressionnante, jonglant entre lecture et jeu théâtral où elle interprète les multiples personnages de ce histoire chorale. Un défi qui s’est imposé à elle comme une nécessité, tant il répondait à « une envie folle, désespérée, de trouver des réponses » à l’urgence écologique. Pour Julia, le théâtre est un sport de combat, qu’elle pratique avec une détermination sans faille et une imparable douceur.

Playlist

1- Elis Regina – Como nossos pais

2- Eric Clapton – Tears in heaven

3- Nina Simone – Feeling good

4- Queen – Bohemian rhapsody

 

Chaque premier jeudi du mois à 21h sur L’autre radio, Tranzistor l’émission accueille un acteur de la culture en Mayenne : artiste, programmateur, organisateur de spectacle… Trois fois par an, Tranzistor part en « live » pour une émission en public. Au programme: interviews et concerts avec deux ou trois artistes en pleine actualité. 

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