Sélectionner et créer la rencontre. À la tête de deux « maisons » aux profils bien différents, Babette Masson du Carré à Château-Gontier et Mélanie Planchenault de la saison culturelle du Pays de Loiron partagent une certaine idée de leur rôle de programmatrices. Interview croisée.

En quelques mots, comment définiriez-vous votre métier ?

Babette Masson et Mélanie Planchenault : Notre rôle, c’est de créer les conditions de la rencontre entre les œuvres et les publics. Et comme l’art contribue à enrichir la vision et l’intelligence du monde, on peut dire qu’à bien des égards, il se joue dans nos salles de spectacle quelque chose de vital pour l’individu et la société.

Quels sont les axes de programmation de vos saisons respectives ?

B. Masson : Pour Le Carré, la programmation suit une ligne générale ainsi qu’une thématique par saison. La ligne générale correspond aux missions du label « scène nationale » tel que défini par l’État, à savoir la pluridisciplinarité des œuvres présentées, l’accompagnement des artistes, le travail de développement culturel sur le territoire. La thématique par saison donne une couleur particulière et m’amène à programmer des artistes que je n’aurais peut-être pas eu le réflexe d’envisager autrement. Cela permet aussi à l’équipe d’imaginer des approches différentes d’une année sur l’autre.
De par mon profil de comédienne et de metteur en scène (au sein du collectif Label Brut, associé au Carré, N.D.L.R), et du fait de la présence d’un centre d’art au sein de la structure, j’essaie de développer un axe fort autour du théâtre et de la matière au sens large, ce qui englobe à la fois les formes manipulées (marionnettes, théâtre d’objets…) et les arts plastiques. Cette double entrée qui s’accompagne d’une double labellisation – scène nationale et centre d’art contemporain d’intérêt national – ne va pas de soi mais nous amène à imaginer des croisements très intéressants. Pour la programmation du centre d’art et des spectacles jeune public, je donne carte blanche à mes collègues, Bertrand Godot et Christine Oudart, tout en étant responsable de la totalité des programmations.
M. Planchenault : Nous n’obéissons pas à un cahier des charges précis, mais nous avons élaboré des orientations partagées avec les élus à partir de valeurs communes. Nous avons créé un groupe de travail spécifique pour creuser des questions telles que : pourquoi la collectivité porte une politique publique dans le domaine des arts ?, quelle est son ambition ?, etc. Ce cadre de réflexion était nécessaire pour envisager et accompagner la création d’une salle de spectacle sur le territoire, Les 3 Chênes (la saison existait depuis presque 15 ans). Depuis son ouverture en 2013, nous continuons à nous réunir pour échanger sur le projet et avancer ensemble sur son développement.
Parmi les orientations importantes, il y a la diversité, la pluridisciplinarité des spectacles présentés. Il y a aussi l’idée de s’adresser à différentes sensibilités et qu’il n’y a pas un mais des publics. On propose un espace de représentation collectif à partir duquel chaque spectateur fait son cheminement individuel. Nous accompagnons aussi des compagnies en soutien à la création. Et puis au fil du temps, le volet médiation s’est densifié avec des moyens supplémentaires, notamment humains, pour proposer des ateliers de pratique artistique, rencontres, interventions en milieu scolaire ou bibliothèque… La question de l’accessibilité des spectacles au plus grand nombre est également importante, on y répond par la médiation mais aussi par une politique tarifaire simple et incitative.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, on ne programme pas uniquement ce que l’on aime…

B. Masson : En effet… Il s’agit de faire des choix. Programmer est un métier. Mon goût intervient bien sûr, mais aussi les aspects techniques et financiers. D’une manière générale, je suis attentive au sens porté par le spectacle et à la manière de le faire passer et de le mettre en scène sur le plateau. Je suis libre de ma programmation et ne m’interdis pas d’aborder des questions sensibles comme la sexualité. Cela dépend de la manière dont c’est fait. De la délicatesse qui y est mise. Je programme également des créations que, par définition, je n’ai pas pu voir avant. Dans ce cas, le choix d’accompagner la compagnie se fait à partir de la connaissance que j’ai de son travail antérieur. Malheureusement on ne peut pas programmer tout ce qu’on voudrait. L’aspect financier est souvent déterminant.
J’organise des réunions de programmation en interne avec le directeur technique, le responsable du centre d’art, les deux médiateurs, l’administratrice et la programmatrice jeune public. Tout s’imagine ensemble à partir des œuvres et des artistes.
Un spectacle, c’est quelque chose de vivant, qui peut énormément évoluer entre sa création et les dates qui suivent. Indépendamment de cela, ce n’est jamais tout à fait le même spectacle que l’on voit d’une représentation à l’autre, parce que l’on est soi-même dans d’autres dispositions, et parce que la salle réagit de manière différente.
M. Planchenault : Effectivement, la question du lieu et du moment de la représentation joue à plein dans le spectacle vivant. Je me souviens avoir vu deux fois le même spectacle de danse, Passo d’Ambra Senatore, avant d’être certaine de sa réception dans un autre contexte, celui de ma salle. J’ai pris mon temps pour le programmer et l’accompagner, et cette date a marqué le public.
De manière générale, en programmant, mon objectif est de créer une mémoire de spectateur sur plusieurs années, en proposant des choses différentes et parfois plus difficiles. Je dois prendre en compte un ensemble de paramètres dans mes choix : la qualité et l’exigence artistiques des œuvres, la cohérence et l’équilibre de la programmation en matière de disciplines artistiques, sans oublier un cadre technique et budgétaire précis. J’oriente mes choix de repérages pour respecter ces différents équilibres. Nous avons seulement 20 dates sur l’ensemble de la saison. Si je vois dix spectacles de musique et que tous me plaisent, j’opère un choix parce que je ne peux pas programmer seulement de la musique. Les spectateurs nous attendent sur la qualité artistique, qu’ils sont capables de reconnaître même quand ils ne sont pas touchés par un spectacle.
Derrière une programmation, il y a un programmateur, mais aussi une équipe qui va la porter tout au long de la saison. J’échange beaucoup avec Marie Churin, en charge de la médiation, dès la conception de la programmation, et il arrive que je tienne compte des possibilités d’actions culturelles offertes par les artistes pour opérer un choix, quand j’hésite entre deux spectacles. J’essaie aussi de trouver sur l’ensemble de la saison un équilibre en termes de présence des femmes dans les compagnies. On tient compte enfin des évolutions actuelles de la création, avec des croisements entre disciplines artistiques de plus en plus fréquents.

Les œuvres vivent et durent en chacun.

Concrètement, comment repérez-vous les spectacles ?

B. Masson : Je me déplace énormément, notamment en festivals, nombreux en France. Je suis également attentive aux artistes régionaux qui sont autour de nous et que nous devons accompagner en suivant toujours notre ligne et notre exigence.
Cette année, je participe au dispositif « Bruxelles en piste » qui vise à faire connaître la jeune scène circassienne bruxelloise. Suite à un déplacement sur place avec d’autres programmateurs ligériens, nous avons choisi quelques spectacles qui vont tourner dans la région avec le soutien financier de la fédération ­Wallonie-Bruxelles.
M. Planchenault : Comme Babette, je repère les spectacles en festivals, sur d’autres saisons, un peu partout. Je rencontre les compagnies régionales à chaque fois qu’elles le demandent et les accompagne, notamment via le dispositif Voisinages.
Dès qu’une saison est programmée, je travaille sur la saison suivante. Pour les gros projets ou les projets mutualisés, on anticipe encore davantage. Je suis attentive aux compagnies que nous avons déjà accueillies. Il me semble cependant important d’inviter des artistes qui ne sont jamais venus, pour continuer d’ouvrir la saison. Cela nécessite de rester curieux et inventif dans la manière de la concevoir et de la faire vivre.

Comment envisagez-vous le lien au public et au territoire ?

B. Masson : Il faut du temps pour qu’un projet culturel gagne la confiance des habitants. Et cela va dans les deux sens, on doit aussi avoir confiance en la curiosité des spectateurs. L’après-spectacle est très important pour sentir la réception du public. Depuis quelques saisons, nous proposons des temps d’échanges avec les spectateurs. L’idée est que chacun puisse développer sa réflexion critique sur les œuvres qu’il a vues. Ce n’est pas parce qu’on n’a pas aimé un film qu’on ne retourne plus au cinéma. J’aimerais que ce soit pareil pour le spectacle, qu’on accepte de ne pas aimer et de comprendre pourquoi.
Un lieu comme Le Carré fait partie d’un tout, c’est un acteur du territoire et un service public où chacun peut venir. À côté des actions de médiation dont c’est l’objectif direct, je remarque que nos partenariats avec les mécènes – en échange d’apports en nature ou financier, on remet à l’entreprise mécène des places qu’elle offre à ses clients et salariés – font venir des personnes qui ne se seraient pas déplacées autrement.
Tout évolue en permanence et les habitudes changent. On connaît un important renouvellement du public. Contrairement aux premières années, on a moins d’abonnés en début de saison mais le taux de remplissage de la salle reste très bon. Les gens préfèrent ne pas s’engager à l’avance et prendre leurs billets à la dernière minute. Tout cela repose sur le désir et peut s’écrouler très vite, nous ne pouvons jamais considérer que le succès est acquis.
M. Planchenault : Les spectateurs ne nous appartiennent pas, ils sont spectateurs aussi ailleurs. Sur le fond, on ne répond pas à un besoin, on propose un moment, des émotions et si le public est présent, c’est par la conjonction d’un ensemble de facteurs : l’artiste, la communication, les tarifs, l’équipe, la convivialité du lieu… On a des outils pour quantifier la saison. Le bilan qualitatif est plus difficile à mesurer. Il y a des effets qu’on ne saisit parfois que quelques années après. Récemment on partageait un repas avec nos 25 bénévoles, et chacun de manière informelle a fait part de ses souvenirs aux 3 Chênes. J’ai été touchée par la diversité des œuvres citées et des sensibilités exprimées. Les œuvres vivent et durent en chacun. C’est ce pour quoi nous travaillons !
À travers toute notre action, nous essayons de « créer de la porosité » avec le territoire et ses habitants en travaillant avec différents partenaires, mais aussi en organisant quelques dates hors les murs, en nous appuyant sur des dynamiques locales (associations, etc.).
La salle est repérée et appréciée par les habitants du territoire. Le taux de remplissage de la saison atteint un plafond (95 %). Nous sommes heureux qu’un public fidèle se constitue, mais nous devons aussi toujours chercher de nouveaux publics et conforter la convivialité et les échanges. Il nous reste encore beaucoup à inventer.

 

Article paru dans le dossier «Saisons culturelles, regard en coulisses » du numéro 64 du magazine Tranzistor.