Depuis deux ans, les compagnies Anima et T’Atrium sont embarquées dans un voyage au long cours. Terminus : la création, cet automne, de leurs nouveaux spectacles jeune public. Deux contes fantastiques, ambitieux et essentiels, qui se frottent à la violence du monde.

Au départ, une intuition. Le pressentiment que raconter les histoires croisées des nouvelles créations d’Anima et T’Atrium aurait du sens ; tant ces deux spectacles en gestation semblent partager des points communs. Difficile pourtant de comparer les compagnies qui les portent. Née il y a seulement trois ans, T’Atrium est co-dirigée par Sandrine ­Monceau et Bertrand Fournier, qui ont déjà tous deux une longue habitude de la création, notamment avec leur précédente compagnie, le Théâtre Dû. Présenté à Avignon en 2017, leur premier spectacle, L’hiver, quatre chiens…, a reçu un bel accueil des professionnels. Le duo a gagné une confiance qui lui garantit pour sa nouvelle production, L’île jadis, le soutien d’une douzaine de théâtres et partenaires financiers.
Si Anima existe depuis 2012, Les Écœurchées sera la première création du tandem formé par Jeanne Michel, à l’origine de la compagnie, et Lucie Raimbault, qui l’a rejointe fin 2017. Bien aguerries cependant par leurs expériences respectives, elles ont su convaincre quelques lieux de spectacle de les accompagner dans cette première aventure.
Alors qu’Anima cherche encore son identité, les deux associées sont profondément convaincues que « leur » théâtre doit questionner le monde. « On s’interroge sur la façon dont on peut être utile à la société en tant qu’artiste », lance Lucie, cheveux châtains attachés et yeux bleu acier.
« Affirmer l’implication des artistes dans la cité, éclairer les consciences sans pour autant faire du théâtre forum, ce sont aussi les fondements de notre travail », abondent Bertrand et Sandrine de T’Atrium, qui porte, comme Anima, une attention particulière aux jeunes générations. Leurs activités d’enseignants en conservatoire ou d’intervenants théâtre en milieu scolaire y sont forcément pour quelque chose : « c’est un public dont on se sent proche, confirme Jeanne, parce qu’on le côtoie au quotidien. On sait quelles sont ses préoccupations, les réalités qu’il traverse, mais aussi ce qui lui parlera, le concernera… » C’est ainsi que, naturellement, sans qu’ils en fassent une règle, leurs nouveaux projets s’adressent aux enfants et adolescents. L’île jadis peut être vue à partir de 8 ans, quand Anima revendique faire, avec Les Écœurchées, du « théâtre adolescent ».
Autre trait commun : inédits, les textes de leurs dernières créations ont fait l’objet d’une commande d’écriture à des auteurs. Un défi nouveau pour nos quatre artistes, qui les lient encore plus intimement à la genèse de leur spectacle. Avec ce que cela comporte comme risques – nul ne sait de quoi accouchera l’auteur – et comme opportunités – personne n’aura joué avant eux cette pièce dont ils sont à l’origine.

Les possibilités d’une île

Au départ, une intuition, ou plutôt une secousse. Celle qu’a provoquée chez Bertrand Fournier la photo du corps sans vie d’Alan Kurdi, enfant syrien exilé, gisant sur une plage turque. C’est de cette impulsion, de « la nécessité de parler de l’exode des enfants », que s’est tissée la trame initiale de L’île jadis : l’histoire d’un jeune garçon, Notio, et deux adultes (ses parents ?), exilés sur une île à la nature dévastée. Un décor post-apocalyptique, qui évoque à dessein le dérèglement climatique qui menace notre avenir.
Au-delà de l’exil, ce conte contemporain creuse les questions déjà au cœur de leur précédent spectacle : l’éducation, les liens intra-familiaux. « Qu’est-ce que c’est qu’une famille ? Dans leur tragédie, comment les personnages vont s’appuyer les uns sur les autres pour rester debout ? Au bout du bout, qu’est-ce qui reste de notre humanité ? », s’anime Bertrand. La parole chaleureuse de ce quadra à l’élégance discrète et au regard aiguisé s’accélère : « Comment un enfant peut se reconstruire après un tel déracinement ? De quelle résilience est-il capable. »
Il confie début 2018 ces interrogations originelles à Sabine Tamisier, dont il a découvert « l’écriture sensible et pudique » à la lecture de textes que l’auteur dramatique avait consacrés à l’exode des enfants. « Très ouverte », la commande que passe T’Atrium à Sabine Tamisier impose toutefois de limiter la pièce à trois comédiens. « Pour des raisons économiques : plus nous sommes nombreux en tournée, plus le spectacle coûte cher, justifie Sandrine Monceau. Notre précédente pièce nous a confrontés à cette réalité. Dans le réseau jeune public, si un spectacle est trop cher ou trop lourd techniquement, il ne tourne pas. » Même combat pour Anima, qui limite son équipe à deux comédiennes et deux techniciens sur la route.
Après l’écriture de deux premières scènes pour se mettre d’accord, puis de nombreux échanges et allers-retours – « je me suis beaucoup impliqué dans l’écriture », glisse Bertrand –, ­Sabine Tamisier livre son texte en septembre 2018. « J’ai pleuré à la lecture », confesse le metteur en scène, soulagé. Première étape franchie.

Jouer les méchantes

Au départ, une intuition, une pensée surgie une nuit dans la tête de Jeanne Michel. « Et si on racontait l’histoire de Cendrillon du point de vue de ses demi-sœurs ? » Lucie Raimbault souscrit : elles tiennent le fil directeur de leur première création, autour duquel elles tournaient depuis quelques mois. Fréquemment adapté, le conte de Cendrillon ne l’a jamais été sous cet angle : « celui des bourreaux, dont on parle rarement, alors que c’est passionnant de montrer qu’ils sont aussi humains, de décrypter dans leur parcours ce qui les a conduits à maltraiter quelqu’un. ­Derrière un harceleur se cache souvent un harcelé… Et puis, j’adore jouer les méchantes », jubile Lucie.
Traiter du harcèlement s’impose alors comme une évidence. Préoccupation prioritaire de l’Éducation nationale, le sujet est porteur. Et inspire l’auteur du texte, Pierre Koestel, ami de ­Lucie de longue date. Après « de longues discussions sur Skype », et s’être nourri de premières impros libres, de nombreux documentaires et témoignages sur le sujet, le jeune diplômé de ­l’Ensatt de Lyon finalisait en décembre 2018 la première version d’un huis-clos, mettant en scène deux demi-sœurs, Anaïs et Charlotte, se livrant à une entreprise de démolition psychologique de la trop parfaite Sandrine, alias Cendrillon.
La pièce, comme L’Île jadis de T’Atrium, navigue entre ­réalité et imaginaire, et conserve la dimension métaphorique du conte, qui permet de mettre à distance l’âpreté du propos. Dans ce même objectif, le jeune dramaturge invente une langue très particulière, imagée et rythmée, pas loin du verlan ou des ­punchlines du rap, qui confère à la pièce un caractère poétique et tragi-comique. Dans le monde des Écœurchées, on « divulgache, on se redore la couenne au sommeil, et on crache bien son jeu ».
Lors des premières lectures publiques du texte, étonnamment, ça n’est pas cette langue étrange qui dérange les quelques programmateurs présents, mais la dureté du texte. Pierre planche sur une nouvelle version, début 2019, gommant « les trucs trash », mais sans édulcorer le propos. « On n’est pas là pour beurrer des tartines, s’échauffent Lucie et Jeanne, intraitables sur le sujet. Tant pis si cela déplaît à certains, il ne s’agit pas d’un spectacle léger. On propose au contraire au spectateur de sortir de sa zone de confort. »
Plaire ou ne pas plaire. L’enjeu est crucial pour les compagnies, qui remettent en jeu leur réputation et leur avenir à chaque création. « On vit des moments de doute perpétuels : fait-on les bons choix ? Vise-t-on juste ? confie Sandrine Monceau. On se met en danger, mais c’est aussi ce qui nous fait avancer. »

À voir
Les Écœurchées, les 18 octobre (Changé), 5 et 7 novembre (Laval), et 12 mars (Mayenne). L’île jadis, les 9 novembre (Saint-Berthevin), 28 novembre (Ernée), 6 décembre (Évron) et 23 janvier (Mayenne).

 

Anima compagnie en résidence à L'Avant-scène à Laval, © Florian Renault

Anima compagnie en résidence à L’Avant-scène à Laval, © Florian Renault

Ami imaginaire

3 juillet, Saint-Berthevin. Dans la pénombre confortable du ­Reflet, nouveau lieu culturel auquel la compagnie est associée pour trois ans, l’équipe de T’Atrium est sur le pont. L’ambiance est feutrée, studieuse mais détendue.
Tandis que les régisseurs s’affairent en coulisses, Bertrand supervise la répétition d’une scène, interprétée par les trois ­comédiens de L’île jadis, Sandrine Monceau, Teresa Lopez Cruz et Denis Monjanel. Sur le plateau, pas de décor, ni de costume ou de lumières. Après deux premières semaines de résidence en octobre 2018 et janvier 2019, « nous en sommes à ­l’avant-dernière étape, chuchote Bertrand. Celle où l’on trace les lignes de force, les grandes intentions, à la serpe, sans entrer dans le détail. Petit à petit, on superposera les couches, viendront ensuite la scénographie, la musique, etc. »
« Entre mes deux répliques, je fais quoi ? Je marche, je m’assois ? », s’interroge Sandrine, dont le physique doux et anguleux, répond parfaitement au caractère, à la fois bienveillant et maltraitant, de la figure maternelle qu’elle incarne. Il s’agit de régler les déplacements, la gestion de l’espace scénique, et surtout de « créer » les personnages : aller derrière le texte, pour leur donner une profondeur psychologique, une réalité. Qui sont-ils, quelle est leur histoire, la nature de leurs relations avec les autres protagonistes ?
C’est ce « moment excitant, vertigineux, où l’on peut encore prendre mille directions, s’enflamme à voix basse Bertrand. Et où il faut veiller à ne pas s’engouffrer dans une mauvaise piste, ne pas se perdre. » Garder le cap, tout en s’autorisant à prendre le temps de perdre du temps : « il faut tester plein de choses que, sans doute, on ne conservera pas à la fin, poursuit ­Lucie ­Raimbault. Il y a un effet d’entonnoir. Avec le temps, les choses convergent ­naturellement. Cela devient une évidence, on ne pourrait plus faire autrement. Le spectacle grandit avec nous, devient un être à part entière, qui nous échappe. »
Sur la scène du Reflet, trône un escabeau qui figure « Le ­Paltampec ». Une statue, entre le totem, l’icône chamanique et le golem, personnage à part entière de la pièce, dans lequel s’incarne l’ami imaginaire que s’invente le jeune héros, Notio. « Il pourrait ressembler à ça, le Paltampec », expose en ouvrant son carnet de croquis Yannick Thomas, machiniste géotrouvetou, qui se chargera de réaliser cette statue de 2,50 mètres de haut. « Yannick est dépositaire d’un savoir-faire technique, reprend Bertrand. Mais je le considère, à l’instar des autres collaborateurs qui participent à ce projet, comme un artiste. Je leur donne une direction initiale, avec ensuite une grande liberté pour créer et ­exprimer leur univers. »

S’immerger sans se noyer

24 août, Laval. Sur le plateau de L’Avant-scène où l’équipe ­d’Anima bivouaque depuis près de 10 jours, règne un joyeux ­bazar. À un mois et demi de la première, le climat est plutôt zen. Même si Jeanne Michel, pommettes hautes et sourire toujours au beau fixe, confesse : « le timing, c’est ce qui me fiche le plus la trouille sur ce genre de projet. Il faut savoir phaser, anticiper avec justesse le calendrier ». D’autant que le budget modeste dont la compagnie dispose (35 000 euros) limite forcément le temps de création (4 semaines au total). Avec une enveloppe de 100 000 euros et 7 semaines de résidence, T’Atrium peut voir un peu plus large.
Pendant que Lucie et Jeanne font des essayages avec la costumière Estelle Boul, le scénographe, Tristan Ortlieb, scie un tasseau de bois sur l’établi qu’il a planté dans les gradins. Il vient de livrer le mobilier, modulable et roulant, qu’il a conçu pour la pièce, et procède à quelques ajustements. Plus haut, ­Thomas Ricou, régisseur son, cale la bande sonore du spectacle, avec ses deux concepteurs, les musiciens Alexandre Gosse et Alex ­Garnier. Dans cet instant clé, où enfin « tout se cristallise », l’équipe est au complet. Soit neuf personnes pour Anima, comme pour T’Atrium.
« Travailler en équipe, cela démultiplie les possibilités de création, se réjouit Lucie. C’est génial, cette émulation collective, où les idées fourmillent, se bousculent… » Ces moments de grâce où jaillit, imprévisible, une étincelle qui deviendra peut-être un fragment du spectacle. « Ces périodes de création sont très intenses, reconnaît Bertrand. On vit ensemble pendant de longues semaines. On ne parle que du spectacle. On se coupe du monde pour s’en inventer un autre, où on est complètement libre et maître de nos décisions. » Compliqué alors de quitter les fulgurances de la création pour retrouver l’ordre du quotidien, et se remettre en phase avec ses proches. « On s’investit de tout notre être. C’est comme une drogue, dont il est difficile de décrocher, ajoute Jeanne. L’immersion est nécessaire, mais pas jusqu’à s’y noyer. »
Demain, Anima donnera une répétition publique, afin notamment de bénéficier du regard extérieur des amis, comédiens ou metteurs en scène, que la compagnie a conviés. « On file le spectacle quotidiennement depuis 10 jours, ça commence à se caler », se rassure Lucie. Restera ensuite quelques jours pour fignoler la pièce, avant la première en octobre. Mais le voyage sera encore loin d’être achevé : « un spectacle a besoin d’être joué en public pour s’équilibrer et mûrir, prévient Bertrand. La création, ça n’est jamais terminé ! »

Comme au cinéma
Pour Bertrand Fournier, le texte est un élément parmi d’autres de L’île jadis, au même titre que l’éclairage ou la musique, dont il souligne le rôle immersif : « il faut que le spectateur soit immergé, englobé dans une matière sonore spatialisée, comme au cinéma ». Pour la nouvelle création de T’Atrium, le metteur en scène cite d’ailleurs comme influences Francis Ford Coppola ou Tim Burton, ainsi que l’illustratrice et réalisatrice Rebecca Dautremer, source d’inspiration pour la scénographe du spectacle, Blandine Vieillot.
En écho, Lucie Raimbault et Jeanne Michel, co-pilotes de l’Anima compagnie, revendiquent « un jeu d’acteur très cinématographique, sobre, intime, au plus proche de nous-mêmes. » Leur pièce, Les ­Écœurchées, a aussi fait l’objet d’une création musicale, pensée comme une bande originale de film.
L’objectif, pour Bertrand, est de se réapproprier les codes narratifs et le rythme du cinéma pour « accrocher l’attention du jeune public, qui peut être rebuté par la lenteur du théâtre, et le réconcilier avec cette parole éphémère et essentielle ».

 

Article paru dans le dossier « Attention : artistes en création ! » du numéro 67 du magazine Tranzistor.