Trop rares encore sont les établissements d’enseignement artistique ouverts aux personnes handicapées. Au sein de l’école du Bocage Mayennais, Ophélie Chéguillaume milite chaque jour pour une pratique musicale accessible. Reportage.

Rendre l’enseignement artistique accessible peut sembler couler de source. Et d’ailleurs, une loi, « pour l’égalité des droits et des chances », en pose le cadre depuis 2005. Dans ses premiers alinéas, le législateur esquisse ce qui pourrait être une définition de l’accessibilité : « Toute personne handicapée a droit à la solidarité de l’ensemble de la collectivité nationale. »
Et pourtant, au-delà de l’accès physique des bâtiments (de la largeur des portes à celle des ascenseurs), de multiples freins empêchent encore nombre d’établissements d’accueillir ces publics. Car favoriser l’accès à la pratique musicale, c’est une alchimie subtile mixant opportunités saisies au bon moment et une bonne dose de volonté pour bousculer les habitudes et apaiser les inquiétudes. Le handicap peut faire peur, et légitimement beaucoup d’enseignants ne se sentent pas compétents ou prêts à adapter leur cours aux spécificités de ces publics. Sans parler des craintes de surcoûts financiers que cela peut susciter.
Depuis 2008, la communauté de communes du Bocage Mayennais, blottie tout au nord-ouest du département, a trouvé sa recette pour faire en sorte que son école de musique devienne une école de musique accessible (EMA). Pour provoquer une telle mutation, il faut un stimulus, une énergie capable d’emmener élus, institutions médico-sociales, profs de musique et familles. Au Bocage, l’étincelle s’appelle Ophélie Chéguillaume, musicienne intervenante en milieu scolaire pour l’école de musique intercommunale depuis 2006. Elle raconte : « Dès mon arrivée, on m’a dit : il y a un institut médico-éducatif (IME) à Montaudin, il faudra y aller. Dans mon cursus de formation, j’avais eu une mauvaise expérience au sein d’un IME. J’ai appelé le directeur de celui de Montaudin en lui disant que je n’allais pas y arriver. Il m’a rassurée… » Et les craintes du départ cèdent vite la place à un engagement qui n’a cessé de grandir.

Moments essentiels

Un jeudi matin pluvieux à Montaudin. À travers les fenêtres de l’école maternelle du village du nord-Mayenne, on aperçoit Ophélie préparer sa salle tranquillement. C’est ici que d’ordinaire elle mène un atelier d’éveil musical associant des élèves de l’école et des jeunes atteints de troubles autistiques, venus de l’IME voisin. La crise sanitaire a mis entre parenthèse cette classe inclusive créée il y a 4 ans.
Depuis le second confinement, en novembre dernier, Ophélie anime une séance pour l’IME en début de matinée puis passe aux tout-petits de la classe maternelle de Mathilde Chataigner. « La situation est très frustrante pour nous comme pour les enfants, regrette la professeure des écoles. Pour maintenir le lien avec les jeunes de l’IME, nous avons affiché leurs portraits dans la classe. Ils font partie du groupe. Je suis convaincue qu’en créant ce type de classe inclusive dès le plus jeune âge, on contribue à faire accepter les différences, y compris chez les parents. »
Anatole, Joris et Nathan, les trois jeunes de l’IME, entrent, chaussures enlevées, dans la pièce habituellement réservée à la sieste des jeunes écoliers. Fabien, leur enseignant, et Lucie, accompagnante éducative et sociale, les invitent à s’asseoir face à Ophélie. La séance commence par des présentations ponctuées d’un « bonjour » en langue des signes. Puis Ophélie s’équipe de son accordéon à touches piano. La musicienne entame une chansonnette écrite pour l’occasion : « Bonjour, bonjour, tous les jeudis avec Ophélie… » Ces quelques notes sont comme une invitation à participer aux différentes étapes d’une séance qui durera 40 minutes environ.
Pour mesurer les effets de la musique sur les trois jeunes participants, il faut être attentif au moindre changement de regard, d’intonation aussi. Un regard direct peut être une petite victoire. Pour la fin de la séance, Anatole a réservé une surprise à ses deux camarades. Fabien l’aide à dévoiler le cadeau que ses parents lui ont offert pour Noël. Assis à côté d’Ophélie, le jeune garçon arbore une réplique quasi exacte de l’accordéon rouge de la musicienne. Après qu’il ait joué quelques notes, les deux autres garçons essaient à leur tour l’instrument. Ce moment partagé suscite éclats de voix, sourires et gestes de satisfaction.
Pour Fabien, il n’y a aucun doute : « Cet atelier d’inclusion permet aux jeunes avec autisme de vivre une activité hors de l’établissement. C’est un entrainement à la vie en société. Et même si les conditions sanitaires suspendent nos séances partagées avec les maternels, il faut maintenir ces moments essentiels de rencontre avec le milieu ordinaire. » L’enseignant poursuit : « Nous ne pourrions plus nous passer de ces séances musicales. Grâce à elles, et à un travail pluridisciplinaire à l’IME, nous recréons du lien avec le milieu scolaire, alors même que ces jeunes, du fait de leurs troubles d’interactions sociales, ne pouvaient plus être accueillis à l’école. » 

© Arnaud Roiné

Magie de l’imaginaire

Quelques heures plus tard, la musicienne intervenante rejoint les locaux de l’école de musique du Bocage Mayennais, situés à Gorron. Au programme de l’après-midi, un atelier musical avec les treize élèves de la classe Ulis (unité localisée pour l’inclusion scolaire) de l’école publique de la ville. Dans le grand auditorium de l’école de musique, Ophélie les accueille pour une heure de chant, de danse et d’improvisation.
Les élèves entrent en silence dans cette salle dont les hauts murs blancs entourent une moquette d’un bleu profond et élégant. Une partie de la pièce est habitée par des xylophones de toutes tailles, une batterie, des tambours. « Quand ils entrent ici, ils sont très impressionnés par le lieu et le décorum, ça les captive. Leur enseignante m’avait mise en garde quant à l’éventualité que l’attention de certains soit difficile à maintenir, mais en fait l’heure passe à une vitesse folle et ils restent avec moi tout le temps. »
Les jeunes font face à Ophélie posée derrière son piano. Le projet qu’ils construisent ensemble racontera un voyage en train à travers la France. En associant la musique, les chansons qu’elle écrit au fur et à mesure et une chorégraphie mêlée de langue des signes, la musicienne invite la classe Ulis à la création pour décrire les paysages traversés au cours de ce périple fictif. « J’aime partir de ce qu’ils me donnent pour créer, inventer avec eux. C’est la magie de l’imaginaire. Je veux les aider à trouver ce qu’ils ont à exprimer. » 
La séance se termine en associant au piano un orgue atypique. Pas de touche, pas de pédalier ou de tuyau. Cet orgue dit sensoriel est composé d’un ordinateur et de capteurs de toutes formes qui déclenchent des sons modulables par les gestes, le mouvement… Cet instrument, créé en 2002 par un facteur d’orgue génial, Mickaël Fourcade, est adapté aux capacités gestuelles des personnes handicapées et leur permet de « faire musique », comme l’explique Ophélie.

Orgue sensoriel

C’est cet outil extraordinaire qui, en quelque sorte, a provoqué la création de l’école de musique accessible. Ophélie raconte : « C’est Laurent Lebouteiller, coordinateur du centre ressource handicap de Caen, qui m’a fait découvrir l’orgue sensoriel en 2018, lors d’une formation. » Sa rencontre avec ce musicien, référence en matière d’accessibilité, est une vraie révélation. À la suite de ce stage, Ophélie convainc le directeur de l’école du Bocage d’acheter un orgue sensoriel.
Pour cet investissement de plusieurs milliers d’euros, la communauté de communes fait appel à un financement de l’Union Européenne, qui pousse l’équipe à aller au-delà du simple achat d’un outil, pour concevoir un véritable projet d’école de musique accessible. En quelques mois les planètes s’alignent. Ophélie recense la demande, importante, des institutions spécialisées du territoire. Les élus veulent investir dans ce projet. Et bientôt est créé le poste de coordinatrice qu’occupe Ophélie.
Aujourd’hui l’EMA intervient au sein de quatre structures d’accueil, auprès d’environ 40 enfants, ados et adultes en situation de handicap. Auxquels s’ajoutent une petite dizaine d’élèves en cours individuel, qui bénéficient, au sein même de l’école, de cours d’instruments adaptés à leurs capacités et besoins.
Au centre du projet, Ophélie reçoit les familles, élabore avec elles un projet d’accueil personnalisé, conseille et soutient les autres enseignants. « L’objectif est de pouvoir accueillir à l’école toute personne, quel que soit son handicap. »
Déterminée et convaincue, la musicienne estime n’être qu’au début de la démarche d’ouverture engagée par l’EMA : « Pour moi, l’accessibilité ne concerne pas seulement le handicap. Cela renvoie à la définition du service public : nous sommes au service de tous les publics, sans discrimination. Il faudrait aussi aller à la rencontre de ceux qui ne viennent pas à nous parce qu’ils en sont empêchés, pour des raisons financières, sociales… Et faire en sorte que l’enseignement artistique soit mis à la portée de tous. »

Pour en savoir plus : guide Pour un enseignement artistique accessible

 

Article paru dans le dossier « Handicap : la culture pour tous » du numéro 70 du magazine Tranzistor.