En 20 ans, ce musicien discret s’est forgé en totale indépendance une audience internationale. Lumineuses comme jamais, les fresques electro hip hop de son 8e album rencontrent un écho sans précédent.

Qui connaît la double vie de Degiheugi ? Sans doute pas les voisins de son quartier résidentiel, en bordure de l’agglo lavalloise. Le week-end, ce quarantenaire posé troque son costard de responsable de la communication d’une grande entreprise pour une casquette de beatmaker de classe internationale. De Sao Paulo à Istanbul, plusieurs centaines de milliers d’auditeurs le suivent sur Spotify ou Deezer. Rencontre dans son salon, alors que la parution de son dernier album est saluée par France Inter, le très écouté DJ anglais Gilles Peterson ou… l’astronaute Thomas Pesquet !

En 2018, tu mettais en veille ton projet musical, sans certitude quant à sa poursuite…

La sortie de mon 7e album, avec tout l’investissement qu’il m’a demandé, a été suivie de pas mal de concerts. Le tout cumulé à mon travail qui est aussi très prenant… J’ai frôlé l’épuisement. J’ai ressenti le besoin de faire un break pour retrouver l’envie de composer, de jouer sur scène… Après chaque disque, je me sens comme vidé. J’ai toujours l’impression que ce sera le dernier. Il y avait la peur aussi de faire l’album de trop ou de ne pas parvenir à me renouveler… Et puis surtout, je prenais moins de plaisir à faire ce que je faisais, comme si cela devenait une obligation plus qu’une nécessité. Aujourd’hui, je pourrais envisager de vivre de ma musique. Mais je trouve un équilibre dans ma double vie : mon boulot me permet de gagner un salaire. Tandis que la musique est mon exutoire, l’endroit où je m’amuse, sans pression, ni obligation ou rapport à l’argent. Je ne veux pas me dire : « Il faut que ce disque marche sinon demain mon frigo sera vide. » J’ai besoin de conserver cette liberté de faire une pause si je veux, ou de sortir un album avec uniquement des morceaux de 15 minutes, que personne n’écoutera (rires).

L’indépendance, à laquelle tu te tiens depuis tes débuts, te garantit aussi cette liberté ?

L’autoproduction est la règle pour tous les musiciens qui commencent. Pas d’autre choix. Mon projet se développant, il y a quelques années, plusieurs maisons de disques m’ont approché. Mais j’ai préféré continuer à fonctionner en autonomie. Parce que j’aimais l’idée de contrôler tout de A à Z, à ma manière. Avec toutes les limites que cela induit : je faisais presser mes disques en édition limitée pour ne pas passer deux mois à tout expédier. Aujourd’hui, je travaille avec un tourneur et un label, X-ray production, qui comprennent ma démarche et me laisse une grande latitude d’action. Je reste producteur de mes albums et maître de leur diffusion numérique. Grâce à eux, mon dernier disque est disponible chez tous les disquaires de France, ils font aussi un énorme boulot de promo que je n’aurais jamais pu assurer…

 

© Florian Renault

Ton projet, qui s’est construit sans label ni relais médiatique, n’aurait peut-être pas connu le même rayonnement sans Internet ?

Le web et plus largement le numérique ont ouvert de nombreuses portes aux musiciens, et modifient le rapport de force avec les intermédiaires autrefois incontournables qu’étaient les maisons de disques, distributeurs, radios, etc. À mes débuts, Internet était encore à ses prémices. J’ai fait partie de ces pionniers qui, au début des années 2000, partageaient leur musique librement sur le web. Quand tu arrivais péniblement à distribuer ton album chez les cinq disquaires du coin, Internet te permet de le diffuser dans le monde entier. C’est géant ! Je trouve injuste et souvent caricaturale la façon dont beaucoup critiquent les plateformes de streaming comme Spotify ou Deezer. D’accord, la rémunération qu’elles proposent aux artistes reste trop faible, mais elle est beaucoup plus équitable que celles proposées par les maisons de disques, les radios ou YouTube qui est pourtant le vecteur majoritaire d’écoute aujourd’hui. Quant aux disques physiques, tous ceux que j’ai autoproduits ne m’ont pas rapporté un centime…

Le home studio a aussi été une révolution…

Pour quelques centaines d’euros, tu disposes aujourd’hui d’outils aux potentialités quasi-équivalentes à celles d’un studio pro. Plus besoin de l’aide des labels pour financer un enregistrement. Sans parler de toutes les collaborations à distance que permet Internet. Depuis le fond de ta grotte, tu peux bosser avec un rappeur à New-York… Tous les artistes avec qui je collabore régulièrement, comme Miscellaneous, Blanka ou Andrre qui vit à Montréal, je les ai rencontrés via le web. Et c’est là aussi que je trouve les samples qui constituent la matière première de mes morceaux…

La culture du sampling, constitutive du hip hop, constitue aussi l’ADN de ta musique…

Le sampling, c’est-à-dire extraire un fragment d’un titre qu’on aime pour se l’approprier et en faire quelque chose de nouveau… Ce sont mes fondations. Le tout premier morceau que j’ai composé utilisait un sample d’Ennio Morricone. J’ai grandi avec ça. Personne n’était musicien, ni même mélomane dans ma famille. Au début des années 90, j’avais 11-12 ans quand mon père m’a offert une chaine stéréo avec une cassette du groupe de rap américain
De La Soul. Une révélation ! Cet album a changé ma vie. J’ai commencé à collectionner des morceaux de rap, que j’enchainais dans des mixtapes sur cassette. Quand j’ai découvert que je pouvais faire la même chose avec des platines, je suis devenu un gros acheteur de vinyles. Et lorsque des potes, à Saint-Malo, ont commencé à rapper, je me suis improvisé DJ. Et de là j’ai glissé naturellement vers la production. Je me suis rendu compte que j’adorais ça, le côté un peu geek, jeu de Lego de la composition assistée par ordinateur… Je me suis transformé en ermite, toujours à l’affût du meilleur morceau à sampler.

Tu es un peu comme un archiviste, un chercheur d’or qui exhume du passé des pépites oubliées ?

J’aime ce côté excavation. Le fait de dénicher après des mois de recherches un trésor que personne ne connaît et que tu es fier de partager. Je ne sample que des morceaux que j’adore, qui vont m’inspirer et auxquels j’ai l’impression de pouvoir apporter quelque chose. Je leur rends hommage et je les dépoussière en leur redonnant leur modernité. Je suis fasciné par la musique produite entre 1965 et la fin des années 70. Soul, funk, jazz, reggae, chanson ou rock psyché… La créativité qui régnait à cette époque me subjugue, ainsi que le groove que savaient y insuffler les musiciens, magnifié par le grain du son analogique. C’est dans cette période que je puise 80 % de mes samples. Je ne commence pas un album sans avoir constitué une bibliothèque d’un minimum de 50 samples par famille : 50 samples de basses, de pianos, de cuivres… Cette phase de recherche peut durer une année. Avant, j’achetais des disques par dizaines sur les brocantes mais je n’avais plus de place chez moi pour les stocker. Aujourd’hui, je cherche essentiellement sur YouTube, je tape des mots-clés étranges (rires). C’est comme une errance, de vidéo en vidéo… Quand je trouve un morceau qui me plaît, je l’achète en vinyle, pour sampler le son original… J’aime bien quand ça craque ! Et lorsque je commence à composer, je vais puiser dans ce fonds, en fonction de l’émotion ou de l’atmosphère que je cherche à créer.

« La musique est mon exutoire, l’endroit où je m’amuse, sans pression, ni obligation ou rapport à l’argent. »

Tu parles d’atmosphère. Ta musique possède une dimension très cinématographique…

C’est plus fort que moi. Un son m’inspire automatiquement des images. Je compose de cette manière. Je vois mes morceaux comme des films imaginaires, pour lesquels j’invente des scènes, un décor, des personnages, une histoire… Le fait d’ajouter à certaines compos des dialogues de cinéma renforce sans doute cet aspect. Je peux passer des semaines à regarder des dizaines de films en entier pour ne pas louper le dialogue, la phrase qui viendra souligner le message que je veux faire passer dans un morceau. Avant, mes compositions naissaient des samples. Aujourd’hui, c’est plutôt un sentiment de colère ou de joie, l’envie de dire quelque chose qui va déclencher mon envie de composer. Une espèce de trop plein d’émotions que j’ai besoin d’extérioriser. Ma musique est imprégnée de mes humeurs, de ce qui me traverse au moment où je la crée…

La crise de la Covid-19 a directement impacté Foreglow, ton dernier album, composé pendant le premier confinement…

J’avais commencé à y penser avant. Mais lorsque je me suis retrouvé avec, devant moi, ces longues semaines libres et cette impossibilité de bouger, je m’y suis attelé et c’est venu très vite. Alors que tout me semblait tellement noir autour de moi, j’avais envie de raconter totalement autre chose. Mon seul moyen d’évasion, c’était la musique. Comme une bulle, dans laquelle j’étais coupé de cette réalité anxiogène. Moi qui aime voyager, rencontrer de nouvelles personnes… J’y ai mis toutes mes envies de voyage, de soleil, d’ailleurs… Le fait que j’écoute de plus en plus de musiques brésilienne et africaine a aussi sans doute participé à donner une dimension plus lumineuse, moins mélancolique à ma musique. C’est la première fois aussi que je collaborais autant avec des « vrais » instrumentistes, enregistrés en live dans mon studio. L’album s’en ressent, il en émane quelque chose de plus organique, chaleureux… C’est une direction que j’aimerais approfondir dans mes prochains morceaux, pour retrouver cette énergie de la musique des seventies que j’aime tant. Pour une fois, j’ai l’impression que cet album ne sera pas le dernier !

À voir :
L’interview et le live de Degiheugi dans Tranzistor l’émission live, captée en avril dernier.