Devenu libraire par hasard, et aujourd’hui très actif dans le secteur du livre jeunesse au niveau local comme national, le co-dirigeant de la librairie M’Lire à Laval est l’inventeur de plein de belles initiatives pour transmettre le goût de la lecture aux plus jeunes. Rencontre avec Simon Roguet, à quelques jours de la réouverture des librairies, durablement fragilisées par la crise actuelle.

Premier jour de pluie depuis six semaines à Laval. Musicien « pour plantes vertes » à ses heures perdues, Simon Roguet parle d’abord jardin. Les semaines passées lui ont permis d’éprouver le travail de la terre. Fidèle à son image de barbu souriant et détendu, le quadra apprécie de prendre le temps de faire ce qu’il ne fait pas d’habitude, lui qui est toujours entre deux réunions, lectures, salons, animations… Il a le confinement serein. Discussion avec l’homme qui plantait des livres.

Nous sommes fin avril, les commerces dits « non essentiels » sont fermés depuis le 15 mars, un coup dur pour les librairies ?

Comme beaucoup de commerces, nous n’avions pas du tout anticipé l’obligation de fermeture annoncée le samedi 14 mars. Nous avons donc fermé les portes de la librairie le soir-même pour ne plus les rouvrir jusqu’à nouvel ordre. Un arrêt total de l’activité pour nous et nos fournisseurs. Depuis six semaines, il y a eu des annonces contradictoires sur les possibilités de réouverture des librairies, semant la confusion et générant parfois de la colère dans le milieu. On entre à présent dans une nouvelle phase et on voit pas mal de collègues proposer des services de type drive ou livraison de livres.

Quelles sont les conséquences de la crise actuelle pour M’Lire ?

À notre niveau, nous avons la chance d’avoir un peu de trésorerie et de ne pas être dans une urgence par rapport aux aides mises en place, aussi parce que nous n’avons pas de salariés. Cela nous permet de réagir sereinement et de prendre un peu de distance. Avec Delphine, Guillaume et Sébastien, qui dirigent la librairie avec moi, nous échangeons par visioconférence et décidons ensemble de ce que nous souhaitons faire ou pas, en essayant d’être cohérents avec ce que nous défendons, en plaçant l’éthique avant l’économique. Nous avons donc décidé de rester fermés jusqu’à la sortie du confinement pour ne mettre personne en situation de risque. C’est le point de vue majoritaire chez les libraires en France. Par ailleurs, deux salons importants pour nous ont été annulés : celui des Rencontres BD à Changé fin mars et celui d’Étonnants voyageurs à Saint-Malo fin mai. Ces deux annulations représentent à elles seules une perte financière plus importante que celle de la fermeture de la librairie.

La librairie est fermée mais le lien perdure…

D’emblée, nous nous sommes dit qu’il fallait garder le contact avec nos lecteurs et partenaires, et chacun y va de sa petite touche sur les réseaux entre les coups de cœur de Delphine et Sébastien, les mots croisés de Guillaume, les lectures que je fais tous les jours sur Facebook… On reçoit des messages ultra gentils des clients qui attendent la réouverture. Dans une situation compliquée et inédite comme celle-ci, cela fait chaud au cœur de sentir que nos choix sont compris et respectés et que notre métier tient une place spéciale dans la vie des gens.

Une librairie ne se distingue pas d’internet ou des grandes enseignes en vendant des best-sellers mais, au contraire, en proposant des livres que les autres n’ont pas.

Quid de la remise du Prix T’Aimes Lire 2020, prévue le 12 mai ?

Ce sera une année un peu étrange, comme cette période, car la « grand messe » de remise du prix et de présentation des travaux des collégiens et lycéens est annulée. En revanche, comme le travail était déjà bien avancé avant le confinement, j’ai demandé aux professeurs de m’envoyer les votes des élèves. Et je vais les compiler pour remettre le prix malgré tout.

Quel est l’objectif de ce prix, dont tu es l’initiateur ?

L’idée est d’aller vers les adolescents, élèves de la 4e à la 2de, pour leur mettre entre les mains des livres de littérature contemporaine francophone. Même si on passe par les établissements scolaires, ce prix est un prix plaisir qui appartient aux ados. Il est détaché des cours et ne repose pas sur de l’analyse littéraire. Chacun peut lire un livre ou plus de la sélection qui en compte huit, et donner son avis de 0 (j’ai détesté) à 5 (j’ai adoré). Le cadre est très libre et chaque établissement s’en empare comme il l’entend. Le seul impératif est que le CDI nous achète les livres de la sélection pour les mettre à disposition des élèves. On invite parfois les auteurs à venir dans les établissements et cela donne souvent lieu à de belles rencontres.

Une manière de désacraliser la lecture à un âge de rupture ?

Ce qui m’importe, c’est que les ados découvrent des textes vraiment excellents, qui peuvent les marquer. On sait que c’est un âge où l’on perd le lien avec la lecture pour plein de raisons. Mon souhait est de provoquer un déclic pour la lecture. L’effet sera sans doute éphémère mais le plaisir et l’émotion pourront se réveiller plus tard et faire qu’on abordera la lecture sans appréhension. Et je parle d’expérience ! En 3e à Laval, je n’étais pas du tout lecteur mais un prof nous a donné une liste de livres dans laquelle piocher. J’ai lu 1984 et Le Meilleur des mondes. Je me souviens très bien des sensations fortes qu’ils m’ont procurées. Je suis sûr que c’est parce que j’avais gardé ce souvenir que je suis revenu à la lecture quelques années après. Il faut donner les bons livres pour déclencher ça !

Comment de non-lecteur es-tu devenu libraire et passeur de livres ?

Je suis arrivé à la librairie par hasard. Après le bac, je me suis un peu cherché pour finalement aller en fac d’histoire. Là, j’ai rencontré un ami qui m’a fait découvrir la littérature américaine contemporaine. C’est ce qui a tout déclenché. Devenu un très gros lecteur, je me suis vu travailler dans ce domaine. À mon entrée à l’IUT Métiers du livre à Bordeaux, je m’imaginais plutôt chef de fabrication, pour faire le lien entre l’éditeur et l’imprimeur. En 1998, pris de court par l’annulation d’un stage prévu chez un éditeur, je me suis tourné vers Laval où la librairie M’Lire venait d’être reprise en mars par Maryline Souty. Marie Boisgontier s’occupait de la littérature adulte. Il n’y avait personne pour le rayon jeunesse donc je m’y suis mis. Quelques jours avant la fin de mon stage, alors qu’on mangeait une pizza, Marie a dit à Maryline : « Si tu n’embauches pas Simon, je m’en vais ». La méthode Marie ! C’était inattendu et inespéré en sortant des études. L’année suivante, Maryline cédait la librairie à Marie et je devenais associé.

Tu t’es donc retrouvé libraire jeunesse du jour au lendemain ?

Oui ! Quand j’ai commencé, il y avait tout à faire en jeunesse et BD, c’était très enthousiasmant. Je me suis formé, j’ai potassé des catalogues, j’ai lu des albums. J’ai découvert un monde passionnant, d’une belle diversité où s’expriment à la fois une foisonnante créativité graphique dans les albums pour la petite enfance, et une grande richesse littéraire dans les romans ados. Un champ d’action génial que j’ai appris à aimer et qui correspond bien à ma curiosité, qui va du farfelu au sérieux.

Comment envisages-tu ton métier de libraire en Mayenne ?

Étant situé dans un département rural, on ne peut pas se contenter de laisser les personnes arriver à nous. Nous devons aller à leur rencontre, là où elles sont. C’est donc très important de connaître l’environnement local, les réseaux associatifs et les connexions entre les personnes.
Nous consacrons beaucoup de temps à l’échange humain, de manière simple. Quand je conseille un livre à une personne, je reste moi-même et je transmets mon enthousiasme sans penser à l’aspect économique. Cela permet de construire un lien de confiance où chacun se sent libre.

On parle beaucoup de surproduction dans l’édition aujourd’hui. Qu’en est-il en littérature jeunesse et comment te repères-tu dans cette abondance ?

Depuis 20 ans, j’ai constaté une augmentation de la qualité et de la production. Les éditeurs ne publient pas plus mais il y a davantage d’éditeurs en jeunesse aujourd’hui. Dans le détail, je dirais qu’il y a une surproduction de romans ados par rapport à la demande, ce qui n’est pas le cas de la petite enfance. En France, l’édition jeunesse est l’une des meilleures au monde. Tous les éditeurs étrangers le disent.
Pour repérer les livres que je choisis de proposer, je compte sur les représentants des maisons d’édition. La plupart du temps, j’ai déjà connaissance des nouveautés parce que je suis actif dans le réseau jeunesse. Je reçois les informations des auteurs et des éditeurs en direct ou via les réseaux sociaux. Depuis deux ans, je siège à la commission du CNL (centre national du livre) qui attribue des bourses aux auteurs jeunesse, donc je repère les projets très tôt. Le fait d’écrire des critiques dans les magazines Page et Citrouille m’aide aussi…

Quels conseils donnerais-tu aux futurs libraires, médiateurs, parents, etc. pour transmettre le goût des livres ?

Quand je parle de ma manière de travailler aux étudiants en métiers du livre, à savoir lire le livre à l’enfant plutôt que d’en parler à l’adulte, je vois bien que ce n’est pas du tout ce qu’on leur dit habituellement. On ne leur dit jamais que c’est plus important de savoir faire le lapin que de parler chromatique quand on vend de l’édition jeunesse ! D’une manière générale, j’encourage les adultes à aborder la lecture avec les enfants de manière ludique et vivante, comme je peux le faire avec les vidéos Onlikoinou. Et si on peut faire oublier l’image du lecteur poussiéreux avec sa pipe, tant mieux !

On a hâte de retrouver vos rayons. Comment se profile la réouverture ?

On a commandé du gel, des visières et des masques, et on mettra tout en œuvre pour accueillir les personnes dans des conditions sanitaires optimales. Du côté des approvisionnements, les choses se précisent doucement. La reprise va être lente et on ne sait pas si, et quand, les ventes reviendront au niveau d’avant. Comme il y a une forte interdépendance dans la chaîne du livre, la survie de chacun des maillons va dépendre des réactions et des efforts de tous. Pour le libraire, le réflexe premier peut être de vider ses rayons pour récupérer de la trésorerie sur les retours de livres aux éditeurs – ce qui peut mettre ces derniers à genoux – et de privilégier les livres porteurs pour s’assurer des ventes – ce qui met en danger la bibliodiversité. On attend des éditeurs qu’ils revoient leur manière de travailler et qu’ils arrêtent les « sorties techniques » de livres moyens. J’ai tendance à être optimiste. Selon moi, c’est le moment pour les éditeurs indépendants de faire valoir la qualité et l’exigence de leurs catalogues, et pour les libraires d’affirmer leur identité. Je suis persuadé qu’une librairie ne se distingue pas d’internet ou des grandes enseignes en vendant des best-sellers mais, au contraire, en proposant des livres que les autres n’ont pas. Pour moi, être libraire c’est d’abord choisir. J’espère que cette crise provoquera chez chacun une prise de conscience quant à son fonctionnement et à sa façon de consommer.