Valérie Berthelot n’a jamais quitté l’enfant qu’elle était. Depuis près de 30 ans, la directrice artistique de la compagnie Art Zygote invente des spectacles qui parlent le langage des petits, tout en s’adressant aux grands. Tricotant danse, théâtre, marionnettes et arts plastiques, ses créations questionnent la peur de la perte, la puissance du vivant et ces frontières qui nous empêchent d’être libres.  

 

Enfant, Valérie Berthelot avait peur des mots. La vie lui a appris très tôt à se méfier de leur duplicité, de leur capacité à travestir ou nier la réalité. Alors qu’elle n’avait pas « prévu d’en parler », l’artiste confie, avec beaucoup de pudeur, ce drame qui a fait d’elle une enfant pas comme les autres : ses parents sont décédés alors qu’elle n’avait que 2 ans et demi.

Un ange passe dans le salon chaleureux de sa maison lavalloise, où la quinqua, regard profond et silhouette juvénile, nous reçoit en ce gris lundi de décembre. C’est là d’ailleurs, dans cette maison qui appartenait à son oncle et sa tante, qu’elle a grandi, entourée de non-dits. Car la petite fille d’alors voyait bien que, pour la protéger, les adultes autour d’elle ne disaient pas la vérité. « Leurs mots n’avaient rien à voir avec ma réalité. Je le savais que mes parents n’étaient pas au ciel » souffle-t-elle, dans un sourire qui contient son émotion. À travers la fêlure qu’a ouvert en elle cette disparition traumatique, l’on croit entrevoir, parfois, au détour d’un geste ou d’une expression, l’enfant vulnérable qu’elle a été et qui restera toujours en elle.

À sa posture et sa manière de se déplacer, on devine aussi son long passé de danseuse. Très jeune, à la violence des mots, Valérie Berthelot a en effet préféré la vérité du langage non-verbal. Car le corps est directement connecté au cœur, qui lui ne ment pas. À 4 ans, quelque chose la pousse donc viscéralement vers la danse. Par son pouvoir libérateur, sa capacité à l’ancrer et à lui permettre de « rencontrer les autres sans les mots », la danse devient vitale pour elle. « Depuis, je n’ai jamais cessé de pratiquer la danse pour croire à la vie, témoigne-t-elle. Ce que la danse exige d’engagement, de travail physique amène fatalement à sentir ses muscles et ainsi se sentir vivant, présent au monde ».

Elle suivra des cours de danse pendant 15 ans, avant d’entrer en 1988 au RIDC à Paris, haut lieu de formation de la danse contemporaine, créé par Françoise et Dominique Dupuy. Cela ne fait aucun doute alors pour la jeune femme de 19 ans : son chemin passe par la danse. « Je ne voulais pas faire autre chose et je ne savais pas faire autre chose », sourit-elle.

 

« Je n’ai jamais cessé de pratiquer la danse pour croire à la vie. »

 

C’est là, au contact de l’approche expressionniste et théâtrale de la danse telle que la conçoit Dominique Dupuy, qu’elle commence à refaire confiance aux mots. Ces mots « déloyaux » avec laquelle elle entretient encore aujourd’hui un rapport difficile. « C’est par exemple toujours très long et compliqué pour moi d’apprendre un texte », confie la comédienne.

Mais c’est la découverte de Pina Bausch qui scelle définitivement sa réconciliation avec les mots et la conduit vers le théâtre. En 1989, à 20 ans, elle assiste à Nelken, pièce majeure de la chorégraphe allemande, dont la « tanztheater » mêle comme aucune autre danse, théâtre et performances plastiques. Une révélation dont l’artiste ressort transformée et convaincue d’avoir trouvé sa voie : « c’est ça ! C’est ça que je veux faire ! ».

De retour à Laval, alors qu’elle jongle entre cours de danse, interventions en milieu scolaire et rôles au sein de diverses compagnies du territoire, en 1997, Valérie Berthelot crée avec son compagnon, le plasticien Laurent Vignais, la compagnie Art Zygote. De par le profil même de ses fondateurs, la nouvelle compagnie porte inscrit dans son ADN la notion de fusion, d’hybridation fertile entre les disciplines artistiques. Des musiciens, comédiens, scénographes ou marionnettistes rejoignent bientôt ce collectif à géométrie variable.

Cette dimension collective est un autre marqueur fort de l’identité d’Art Zygote. Peu concernée par les questions d’ego, mal à l’aise avec la hiérarchie, la directrice artistique de la compagnie (un titre qu’elle a mis longtemps à assumer) aspire à une organisation horizontale, où chaque fonction revêt la même importance, des administratifs aux régisseurs.

De La Chaussette jaune à J’ai la taille de ce que je vois, de Pinocchio à Moi et toi sous le même toit, chacun des 14 spectacles créés par la compagnie depuis 1997 sont le fruit d’un travail d’équipe. Tous ont été co-écrits de façon collective, avec ses fidèles complices, dont la danseuse Laetitia Davy, le musicien Gérald Bertevas, le comédien Karim Fatihi ou la marionnettiste et comédienne Sarah Lascar.

Enfance de l’art

Parmi cette petite quinzaine de spectacles, une grande majorité s’adressent aux enfants, tout en proposant une double lecture aux plus grands. Une évidence aux yeux de leur créatrice, à qui il parait capital « que l’on prenne soin des enfants. C’est la période de la vie la plus importante, celle où se construisent les adultes de demain ».

Ce choix du jeune public réside aussi peut-être dans le rapport singulier qu’elle entretient avec l’enfant qu’elle était, et qu’elle « n’a jamais quitté”. Sans doute est-ce dans ce lien que Valérie Berthelot puise ce pouvoir que beaucoup d’entre nous ont perdu ? Cette aptitude à se reconnecter à la perception et l’imagination sans limite des enfants. Cette faculté magique qui permet de créer un monde infini à partir de rien, et d’activer la force du jeu qu’ont en commun les enfants et les artistes ? Les spectacles d’Art Zygote possèdent la capacité rare de regarder le monde à hauteur de mômes et de parler directement à leur imaginaire.

Comment ne pas relier cette part d’enfance préservée et l’attrait puissant qu’exerce sur la metteuse en scène la marionnette, qu’elle découvre avec la marionnettiste et comédienne Virginie Gaillard, collaboratrice d’Art Zygote pendant plusieurs années. “Une marionnette, c’est une poupée, avec laquelle on joue, comme un enfant”, éclaire-t-elle. Si l’art marionnettique, auquel elle s’est beaucoup formée, résonne si fort en elle, c’est aussi sans doute parce qu’il nourrit son goût pour la matière, la fabrication, le travail de la main, autant qu’il questionne le corps et sa représentation…

Parce qu’elle met le réel à distance, la marionnette permet aussi de traiter de tous les sujets, même les plus délicats. Et puis c’est toute la force du théâtre d’objet et de marionnette de parvenir à éveiller les imaginaires, à inventer des mondes dignes d’une superproduction avec très peu de moyens. À l’image de Libre(s), dernier spectacle d’Art Zygote, dont le principal médium est le papier. S’y déploie un théâtre bricolé et coloré, fait de personnages, de maisons et de jardin qui se plient et de déplient, tel un ingénieux origami.

Liberté chérie

Avec Libre(s), la compagnie creuse les thématiques qu’elle traverse depuis 30 ans : « la peur de la perte, souvent consolée par la force de la création » et surtout ici « la légitimité des frontières, qui nous enferment et nous cloisonnent », résume Valérie.

Libre adaptation des Frères Zzli, album jeunesse signé Alex Cousseau et Anne-Lise Boutin, ce spectacle pour les 3-8 ans met en scène trois ours refugiés, dont l’arrivée bouscule le quotidien de Bienvenue, petite fille espiègle et joyeuse, magnifiquement incarnée par le jeune comédienne Salomé Beaulieu. Traitant directement de la question des migrants, ce plaidoyer pour l’altérité et l’accueil de ce qui nous est étranger ne verse jamais dans la démonstration, à laquelle il préfère l’évocation sensible et la force des émotions.

Après la pause estivale, la tournée de Libre(s) a repris cet automne et cet hiver avec une belle ampleur, en Mayenne et ailleurs. En cette fin d’année chargée, Valérie joue aussi dans Molière en pièces, dernière création du Théâtre d’air, dirigée par sa complice de toujours, Virginie Fouchault. Et tout cela en travaillant activement au prochain spectacle d’Art Zygote ainsi qu’à la création d’une performance solo, qu’elle présentera lors d’une future soirée « Cabarock », un nouveau rendez-vous mensuel qui sera lancé fin janvier à « La grande surface ».

Quartier général d’Art Zygote, cet espace de travail, équipé d’un lieu scénique partagé avec  les compagnies T’atrium et Théâtre d’Air, se niche à la lisière du quartier Saint-Nicolas où, depuis leur implantation, Valérie et son équipe multiplient les actions d’éducation artistique et culturelle. Depuis ses débuts, en effet, la créatrice mène « en symbiose » avec son activité artistique des ateliers de pratique à l’école, en lycée agricole, en maison de quartier… « J’en ai besoin. Ça me nourrit personnellement et professionnellement », confie-t-elle, « intarissable sur le sujet ».

Refusant de choisir entre transmission, mise en scène, théâtre, danse ou marionnettes, toujours débordante de projets et d’idées, la presque sexagénaire impressionne par son énergie, sa force de vie et la vigueur de ses convictions, que 30 ans de carrière artistique ne semblent pas le moins du monde avoir émoussé. « J’aime être en mouvement, affirme celle qui tout en douceur, dynamite joyeusement les limites, réaffirmant le plaisir qu’elle prend, encore et toujours à « déborder du cadre ».

 

Playlist

1- Portishead – Roads (live at Roseland)  

2- Rihanna – Diamonds  

3- Raja Meziane – Allo le systhème 

4- Nick Cave and the bad seeds feat. PJ Harvey – Henry Lee

 

Chaque premier jeudi du mois à 21h sur L’autre radio, Tranzistor l’émission accueille un acteur de la culture en Mayenne : artiste, programmateur, organisateur de spectacle… Trois fois par an, Tranzistor part en « live » pour une émission en public. Au programme: intervews et concerts avec deux ou trois artistes en pleine actualité. 

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